1990 Redemptoris Missio
SUR LA VALEUR PERMANENTE
DU PRECEPTE
MISSIONNAIRE
Vénérés Frères, chers Fils, Salut et Bénédiction apostolique!
1 La mission du Christ Rédempteur, confiée à l'Eglise, est encore bien loin de son achèvement. Au terme du deuxième millénaire après sa venue, un regard d'ensemble porté sur l'humanité montre que cette mission en est encore à ses débuts et que nous devons nous engager de toutes nos forces à son service. C'est l'Esprit qui pousse à annoncer les grandes oeuvres de Dieu: "Annoncer l'Evangile, en effet, n'est pas pour moi un titre de gloire; c'est une nécessité qui m'incombe. Oui, malheur à moi si je n'annonçais pas l'Evangile!" (1Co 9,16).
Je ressens impérieusement le devoir de répéter ce cri de saint Paul, au nom de toute l'Eglise. Dès le début de mon pontificat, j'ai choisi de voyager jusqu'aux extrémités de la terre pour manifester ce zèle missionnaire; et, précisément, le contact direct avec les peuples qui ignorent le Christ m'a convaincu davantage encore de l'urgence de l'activité missionnaire à laquelle je consacre la présente encyclique.
Le deuxième Concile du Vatican a voulu renouveler la vie et l'activité de l'Eglise en fonction des besoins du monde contemporain; il en a souligné le caractère missionnaire en le fondant de manière dynamique sur la mission trinitaire elle-même. L'élan missionnaire appartient donc à la nature intime de la vie chrétienne et il inspire aussi l'oecuménisme: "Que tous soient un ... afin que le monde croie que tu m'as envoyé" (Jn 17,21).
2 Les fruits missionnaires du Concile sont déjà abondants: les Eglises locales se sont multipliées, avec leurs évêques, leur clergé et leur personnel apostolique; on constate une insertion plus profonde des communautés chrétiennes dans la vie des peuples, la communion entre les Eglises entraîne un échange intense de biens spirituels et de dons; l'engagement des laïcs dans l'évangélisation est en train de modifier la vie ecclésiale; les Eglises particulières s'ouvrent à la rencontre, au dialogue et à la collaboration avec les membres d'autres Eglises chrétiennes et d'autres religions. Et surtout, une conscience nouvelle s'affirme, à savoir que la mission concerne tous les chrétiens, tous les diocèses et toutes les paroisses, toutes les institutions et toutes les associations ecclésiales.
Cependant, en ce "nouveau printemps" du christianisme, on ne peut taire une tendance négative que ce document désire contribuer à surmonter: il semble que la mission spécifique ad gentes devienne moins active, ce qui ne va assurément pas dans le sens des directives du Concile et de l'enseignement ultérieur du Magistère. Des difficultés internes et externes ont affaibli l'élan missionnaire de l'Eglise à l'égard des non-chrétiens, et c'est là un fait qui doit inquiéter tous ceux qui croient au Christ. Dans l'histoire de l'Eglise, en effet, le dynamisme missionnaire a toujours été un signe de vitalité, de même que son affaiblissement est le signe d'une crise de la foi(1).
(1) Cf. PAUL VI, Message pour la Journée mondiale des Missions 1972: "Combien de tensions internes, qui affaiblissent et déchirent certaines Eglises et Institutions locales, disparaîtraient devant la ferme conviction que le salut des communautés locales s'acquiert par la coopération à l'oeuvre missionnaire, pour que celle-ci s'étende jusqu'aux confins de la terre!" (Insegnamenti X 1972), p. 522).
Vingt-cinq ans après la conclusion du Concile et la publication du décret Ad gentes sur l'activité missionnaire, quinze ans après l'exhortation apostolique Evangelii nuntiandi du Pape Paul VI, je voudrais inviter l'Eglise à renouveler son engagement missionnaire, poursuivant ainsi l'enseignement de mes prédécesseurs à ce sujet(2). Le présent document a un objectif d'ordre interne: le renouveau de la foi et de la vie chrétienne. En effet, la mission renouvelle l'Eglise, renforce la foi et l'identité chrétienne, donne un regain d'enthousiasme et des motivations nouvelles. La foi s'affermit lorsqu'on la donne! La nouvelle évangélisation des peuples chrétiens trouvera inspiration et soutien dans l'engagement pour la mission universelle.
(2) Cf. BENOIT XV, Lettre ap. Maximum illud (30 novembre 1919): AAS Il (1919), pp. 440-455; PIE Xl, Encycl. Rerum Ecclesiae (28 fevrier 1926): AAS 18 (1926), pp. 65-83; PIE XII, Encycl. Evangelii praecones (juin juin 1951): AAS 43 (1951), pp. 497-528; Encycl. Fidei donum (21 avril 1957): AAS 49 (1957), pp. 225-248; JEAN XXIII, Encycl. Princeps Pastorum (28 novembre 1959): AAS 51 (1959), pp. 833-864.
Mais ce qui me pousse plus encore à proclamer l'urgence de l'évangélisation missionnaire, c'est qu'elle constitue le premier service que l'Eglise peut rendre à tout homme et à l'humanité entière dans le monde actuel, lequel connaît des conquêtes admirables mais semble avoir perdu le sens des réalités ultimes et de son existence même. "Le Christ Rédempteur, ai-je écrit dans ma première encyclique, révèle pleinement l'homme à lui-même. (...) L'homme qui veut se comprendre lui-même jusqu'au fond (...) doit (...) s'approcher du Christ. (...) La Rédemption réalisée au moyen de la Croix a définitivement redonné à l'homme sa dignité et le sens de son existence dans le monde"(3).
(3) Encycl. Redemptor hominis (4 mars 1979), RH 10: AAS 71 (1979), pp. 274-275.
Il ne manque pas d'autres motivations et d'autres objectifs: répondre aux nombreuses requêtes d'un document de cette nature; dissiper les doutes et les ambiguités au sujet de la mission ad gentes, en confirmant dans leurs engagements nos frères et soeurs méritants qui se consacrent à l'activité missionnaire ainsi que tous ceux qui les aident ; promouvoir les vocations missionnaires; encourager les théologiens à approfondir et à exposer systématiquement les divers aspects de la mission; relancer la mission de manière spécifique, en engageant les Eglises particulières, spécialement les jeunes Eglises, à envoyer et à recevoir des missionnaires; assurer les non-chrétiens et, en particulier, les pouvoirs publics des pays vers lesquels s'oriente l'activité missionnaire, que celle-ci a pour fin unique de servir l'homme en lui révélant l'amour de Dieu qui s'est manifesté en Jésus Christ.
3 Vous tous les peuples, ouvrez les portes au Christ! Son Evangile n'enléve rien à la liberté de l'homme, au respect dû aux cultures, à ce qui est bon en toute religion. En accueillant le Christ, vous vous ouvrez à la Parole définitive de Dieu, à Celui en qui Dieu s'est pleinement fait connaître et en qui il nous a montré la voie pour aller à Lui.
Le nombre de ceux qui ignorent le Christ et ne font pas partie de l'Eglise augmente continuellement, et même il a presque doublé depuis la fin du Concile. A l'égard de ce nombre immense d'hommes que le Père aime et pour qui il a envoyé son Fils, l'urgence de la mission est évidente.
D'autre part, notre temps offre à l'Eglise de nouveaux motifs d'agir en ce domaine: l'écroulement d'idéologies et de systèmes politiques oppressifs; l'ouverture des frontières et l'édification d'un monde plus uni, grâce au développement des communications; dans les peuples, la reconnaissance croissante des valeurs évangéliques que Jésus a incarnées dans sa vie (paix, justice, fraternité, attention aux plus petits); un modèle de développement économique et technique sans âme mais qui invite à chercher la vérité sur Dieu, sur l'homme, sur le sens de la vie.
Dieu ouvre à l'Eglise les horizons d'une humanité plus disposée à recevoir la semence évangélique. J'estime que le moment est venu d'engager toutes les forces ecclésiales dans la nouvelle évangélisation et dans la mission ad gentes. Aucun de ceux qui croient au Christ, aucune institution de l'Eglise ne peut se soustraire à ce devoir suprême: annoncer le Christ à tous les peuples.
4 "A toutes les époques, et plus particulièrement à la nôtre, le devoir fondamental de l'Eglise - comme je le rappelais dans ma première encyclique qui avait valeur de programme - est de diriger le regard de l'homme, d'orienter la conscience et l'expérience de toute l'humanité vers le mystère du Christ"(4).
4 Ibid, RH 10 Ic, p 275.
La mission universelle de l'Eglise découle de la foi en Jésus Christ, comme le proclame la profession de foi trinitaire: "Je crois en un seul Seigneur, Jésus Christ, le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles ...). Pour nous les hommes, et pour notre salut, il descendit du ciel. Par l'Esprit Saint, il a pris chair de la Vierge Marie, et s'est fait homme"(5). L'événement de la Rédemption est le fondement du salut de tous, "parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption, et Jésus Christ s'est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère"(6). La mission ne peut être comprise et fondée que dans la foi.
5 Credo de Nicée-Constantinople: DS 150
6 Encycl. Redemptor hominis, RH 13: l.c., p. 283.
Et pourtant, à cause des changements de l'époque moderne et de la diffusion de nouvelles conceptions théologiques, certains s'interrogent: la mission auprès des non-chrétiens est-elle encore actuelle? N'est-elle pas remplacée par le dialogue inter-religieux? La promotion humaine n'est-elle pas un objectif suffisant? Le respect de la conscience et de la liberté n'exclut-il pas toute proposition de conversion? Ne peut-on faire son salut dans n'importe quelle religion? Alors, pourquoi la mission?
(Jn 14,6)
5 En remontant aux origines de l'Eglise, nous voyons clairement affirmé que le Christ est l'unique Sauveur de tous, celui qui seul est en mesure de révéler Dieu et de conduire à Dieu. Aux autorités religieuses juives qui interrogent les Apôtres au sujet de la guérison de l'impotent qu'il avait accomplie, Pierre répond: "C'est par le nom de Jésus Christ le Nazôréen, celui que vous, vous avez crucifié, et que Dieu a ressuscité des morts, c'est par son nom et par nul autre que cet homme se présente guéri devant vous ... Car il n'y a pas sous le ciel d'autre nom donné aux hommes, par lequel nous devions être sauvés" (Ac 4,10 Ac 4,12). Cette affirmation adressée au Sanhédrin, a une portée universelle, car pour tous - Juifs et païens -, le salut ne peut venir que de Jésus Christ.
L'universalité de ce salut dans le Christ est affirmée dans tout le Nouveau Testament. Saint Paul reconnaît dans le Christ ressuscité le Seigneur: "Car - écrit-il -, bien qu'il y ait, soit au ciel, soit sur la terre, de prétendus dieux - et de fait il y a quantité de dieux et quantité de seigneurs -, pour nous en tout cas, il n'y a qu'un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et pour qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus Christ, par qui tout existe et par qui nous sommes" (1Co 8,5-6). Le Dieu unique et l'unique Seigneur sont proclamés par contraste avec la multitude des "dieux" et des "seigneurs" que le peuple reconnaissait. Paul réagit contre le polythéisme du milieu religieux de son temps et met en relief le trait caractéristique de la foi chrétienne: la foi en un seul Dieu, et en un seul Seigneur envoyé par Dieu.
Dans l'Evangile de saint Jean, l'universalité du salut par le Christ comprend les aspects de sa mission de grâce, de vérité et de révélation: "Le Verbe est la lumière véritable, qui éclaire tout homme" (cf. Jn 1,9). Et encore: "Nul n'a jamais vu Dieu; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui l'a fait connaître" (Jn 1,18 cf. Mt 11,27). La révélation de Dieu devient, par son Fils unique, définitive et achevée: " Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils qu'il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait les siècles" (He 1,1-2 cf. Jn 14,6). Dans cette Parole définitive de sa révélation, Dieu s'est fait connaître en plénitude: il a dit à l'humanité qui il est. Et cette révélation définitive que Dieu fait de lui-même est la raison fondamentale pour laquelle l'Eglise est missionnaire par sa nature. Elle ne peut pas ne pas proclamer l'Evangile, c'est-à-dire la plénitude de la vérité que Dieu nous a fait connaître sur lui-même.
Le Christ est l'unique médiateur entre Dieu et les hommes: "Car Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s'est livré en rançon pour tous. Tel est le témoignage rendu aux temps marqués et dont j'ai été établi, moi, héraut et apôtre je dis vrai, je ne mens pas, docteur des païens, dans la foi et la vérité" (1Tm 2,5-7 cf. He 4,14-16). Les hommes ne peuvent donc entrer en communion avec Dieu que par le Christ, sous l'action de l'Esprit. Sa médiation unique et universelle, loin d'être un obstacle sur le chemin qui conduit à Dieu, est la voie tracée par Dieu lui-même, et le Christ en a pleine conscience. Le concours de médiations de types et d'ordres divers n'est pas exclu, mais celles-ci tirent leur sens et leur valeur uniquement de celle du Christ, et elles ne peuvent être considérées comme parallèles ou complémentaires.
6 Il est contraire à la foi chrétienne d'introduire une quelconque séparation entre le Verbe et Jésus Christ. Saint Jean affirme clairement que le Verbe, qui "était au commencement avec Dieu", est celui-là même qui "s'est fait chair" (Jn 1,2 Jn 1,14). Jésus est le Verbe incarné, Personne une et indivisible: on ne peut pas séparer Jésus du Christ, ni parler d'un "Jésus de l'histoire" qui serait différent du "Christ de la foi". L'Eglise connaît et confesse Jésus comme "le Christ, le Fils du Dieu vivant" (Mt 16,16). Le Christ n'est autre que Jésus de Nazareth, et celui-ci est le Verbe de Dieu fait homme pour le salut de tous. Dans le Christ "habite corporellement toute la Plénitude de la Divinité" (Col 2,9) et "de sa plénitude nous avons tous reçu" (Jn 1,16). Le "Fils unique qui est dans le sein du Père" (Jn 1,18) est "le Fils bien-aimé, en qui nous avons la rédemption ... Dieu s'est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et, par lui, à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa Croix" (Col 1,13-14 Col 1,19-20). C'est précisément ce caractère unique du Christ qui lui confère une portée absolue et universelle par laquelle, étant dans l'histoire, il est le centre et la fin de l'histoire elle-même(7): "Je suis l'Alpha et l'Oméga, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin" (Ap 22,13).
7 Cf. CONC. CUM. VAT. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 2
S'il est donc normal et utile de prendre en considération les divers aspects du mystère du Christ, il ne faut jamais perdre de vue son unité. Alors que nous découvrons peu à peu et que nous mettons en valeur les dons de toutes sortes, surtout les richesses spirituelles, dont Dieu a fait bénéficier tous les peuples, il ne faut pas les disjoindre de Jésus Christ qui est au centre du plan divin de salut. Comme, "par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme", "nous devons tenir que l'Esprit Saint offre à tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associés au Mystère pascal"(8). Le plan de Dieu est de "ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres" (Ep 1,10).
8 Ibid. GS 22
7 L'urgence de l'activité missionnaire résulte de la nouveauté radicale de la vie apportée par le Christ et vécue par ses disciples. Cette vie nouvelle est un don de Dieu, et il est demandé à l'homme de l'accueillir et de le développer, s'il veut se réaliser selon sa vocation intégrale en se conformant au Christ. Tout le Nouveau Testament est un hymne à la vie nouvelle pour celui qui croit au Christ et vit dans son Eglise. Le salut dans le Christ, dont l'Eglise témoigne et qu'elle annonce, est la communication que Dieu fait de lui-même: "C'est l'amour qui non seulement crée le bien, mais qui fait participer à la vie même de Dieu, Père, Fils et Esprit Saint. En effet, celui qui aime désire se donner lui-même"(9).
9 Encycl. Dives in misericordia (30 novembre 1980), DM 7: AAS 72 (1980), p. 1202.
Dieu offre à l'homme cette nouveauté de vie. "Peut-on refuser le Christ et tout ce qu'il a apporté dans l'histoire de l'homme? Certainement oui. L'homme est libre. L'homme peut dire à Dieu: non. L'homme peut dire au Christ: non. Mais demeure la question fondamentale: est-il permis de le faire, et au nom de quoi est-ce permis?"(10).
10 Homélie de la célébration eucharistique à Cracovie, 10 juin 1979: AAS 71 (1979), p. 873.
8 Dans le monde moderne, il existe une tendance à réduire l'homme à la seule dimension horizontale. Mais que devient l'homme sans ouverture à l'Absolu? La réponse se trouve dans l'expérience de tout homme, mais elle est aussi inscrite dans l'histoire de l'humanité avec le sang versé au nom des idéologies et par des régimes politiques qui ont voulu construire une "humanité nouvelle" sans Dieu(11).
11 Cf. JEAN XXIII, Encycl. Mater et magistra (15 mai 1961), IV: AAS 53 (1961), pp. 451-453.
Du reste, le Concile Vatican II répond à ceux qui ont le souci de protéger la liberté de conscience: "La personne humaine a droit à la liberté religieuse (...) Tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu'en matière religieuse nul ne soit forcé d'agir contre sa conscience ni empêché d'agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d'autres"(12).
12 Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis humanae, DH 2
L'annonce et le témoignage du Christ, quand ils sont faits dans le respect des consciences, ne violent pas la liberté. La foi exige la libre adhésion de l'homme, mais elle doit être proposée parce que les "multitudes ont le droit de connaître la richesse du mystère du Christ, dans lequel nous croyons que toute l'humanité peut trouver, avec une plénitude insoupçonnable, tout ce qu'elle cherche à tâtons au sujet de Dieu, de l'homme et de son destin, de la vie et de la mort, de la vérité. ...) C'est pourquoi l'Eglise garde vivant son élan missionnaire, et même elle veut l'intensifier dans le moment historique qui est le nôtre"(13). Il faut cependant dire, toujours avec le Concile, que, " en vertu de leur dignité, tous les hommes, parce qu'ils sont des personnes, c'est-à-dire doués de raison et de volonté libre, et, par suite, pourvus d'une responsabilité personnelle, sont pressés, par leur nature même, et tenus, par obligation morale, à chercher la vérité, tout d'abord celle qui concerne la religion. Ils sont tenus aussi à adhérer à la vérité dès qu'ils la connaissent et à régler toute leur vie selon les exigences de cette vérité"(14).
13 PAUL VI, Exhort. ap. Evangelii nuntiandi (8 décembre 1975), EN 53: AAS 68 (1976), p. 42.
14 Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis humanae, DH 2
9 L'Eglise est la première bénéficiaire du salut. Le Christ se l'est acquise par son sang (cf. Ac 20,28) et l'a appelée à coopérer avec lui à l'oeuvre du salut universel. En effet, le Christ vit en elle; il est son époux; il assure sa croissance; il accomplit sa mission par elle.
Le Concile a amplement souligné le rôle de l'Eglise pour le salut de l'humanité. Tout en reconnaissant que Dieu aime tous les hommes et leur accorde la possibilité d'être sauvés (cf. 1Tm 2,4) (15), l'Eglise professe que Dieu a constitué le Christ comme unique médiateur et qu'elle-même est établie comme sacrement universel de salut(16): "Ainsi donc, à cette unité catholique du peuple de Dieu, tous les hommes sont appelés; à cette unité appartiennent sous diverses formes, ou sont ordonnés, et les fidèles catholiques et ceux qui, par ailleurs, ont foi dans le Christ, et finalement tous les hommes sans exception que la grâce de Dieu appelle au salut"(17). Il est nécessaire de tenir ensemble ces deux vérités, à savoir la possibilité réelle du salut dans le Christ pour tous les hommes et la nécessité de l'Eglise pour le salut. L'une et l'autre nous aident à comprendre l'unique mystère salvifique, et nous permettent ainsi de faire l'expérience de la miséricorde de Dieu et de prendre conscience de notre responsabilité. Le salut, qui est toujours un don de l'Esprit, requiert la coopération de l'homme à son propre salut comme à celui des autres. Telle est la volonté de Dieu, et c'est pour cela qu'il a fondé l'Eglise ,et l'a incluse dans le plan du salut: ce peuple messianique, dit le Concile, "établi par le Christ pour communier à la vie, à la charité et à la vérité, est entre ses mains l'instrument de la Rédemption de tous les hommes; au monde entier il est envoyé comme lumière du monde et sel de la terre"(18).
15 Cf. Const. dogm. sur l'Eglise Lumen gentium, LG 14-17 Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, AGD 3
16 Cf. Const. dogm. sur l'Eglise Lumen gentium, LG 48 Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 43 Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, AGD 7 AGD 21
17 Const. dogm. sur l'Eglise Lumen gentium, LG 13
18 Ibid. LG 9
10 L'universalité du salut ne signifie pas qu'il n'est accordé qu'à ceux qui croient au Christ explicitement et qui sont entrés dans l'Eglise. Si le salut est destiné à tous, il doit être offert concrètement à tous. Mais il est évident, aujourd'hui comme dans le passé, que de nombreux hommes n'ont pas la possibilité de connaître ou d'accueillir la révélation de l'Evangile, ni d'entrer dans l'Eglise. Ils vivent dans des conditions sociales et culturelles qui ne le permettent pas, et ils ont souvent été éduqués dans d'autres traditions religieuses. Pour eux, le salut du Christ est accessible en vertu d'une grâce qui, tout en ayant une relation mystérieuse avec l'Eglise, ne les y introduit pas formellement mais les éclaire d'une manière adaptée à leur état d'esprit et à leur cadre de vie. Cette grâce vient du Christ, elle est le fruit de son sacrifice et elle est communiquée par l'Esprit Saint: elle permet à chacun de parvenir au salut avec sa libre coopération.
C'est pourquoi le Concile, après avoir affirmé le caractère central du Mystère pascal, déclare: "Et cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le coeur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l'homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l'Esprit Saint offre à tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associés au Mystère pascal"(19).
19 Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 22
(Ac 4,20)
11 Que dire alors des objections déjà évoquées à l'égard de la mission ad gentes? Dans le respect de toutes les convictions religieuses et de toutes les sensibilités, avant tout, nous devons affirmer avec simplicité notre foi dans le Christ, seul Sauveur de l'homme, foi que nous avons reçue comme un don d'en haut, sans mérite de notre part. Nous disons avec Paul: "Je ne rougis pas de l'Evangile: il est une force de Dieu pour le salut de tout homme qui croit" (Rm 1,16). Les martyrs chrétiens de tous les temps - et aussi de notre temps - ont donné et continuent de donner leur vie pour rendre témoignage de cette foi devant les hommes, convaincus que tout homme a besoin de Jésus Christ, lui qui a vaincu le péché et la mort et réconcilié les hommes avec Dieu.
Le Christ s'est proclamé Fils de Dieu, intimement uni au Père, et il a été reconnu comme tel par ses disciples, confirmant ses paroles par des miracles et par sa résurrection d'entre les morts. L'Eglise offre aux hommes l'Evangile, document prophétique qui répond aux exigences et aux aspirations du coeur humain: il est toujours "Bonne Nouvelle". L'Eglise ne peut se dispenser de proclamer que Jésus est venu révéler le visage de Dieu et mériter, par la Croix et la Résurrection, le salut pour tous les hommes.
A la question pourquoi la mission?, nous répondons, grâce à la foi et à l'expérience de l'Eglise, que la véritable libération, c'est s'ouvrir à l'amour du Christ. En lui, et en lui seulement, nous sommes libérés de toute aliénation et de tout égarement, de la soumission au pouvoir du péché et de la mort. Le Christ est véritablement "notre paix" (Ep 2,14), et "l'amour du Christ nous presse" (2Co 5,14), donnant à notre vie son sens et sa joie. La mission est un problème de foi; elle est précisément la mesure de notre foi en Jésus Christ et en son amour pour nous.
Aujourd'hui, la tentation existe de réduire le christianisme à une sagesse purement humaine, en quelque sorte une science pour bien vivre. En un monde fortement sécularisé, est apparue une "sécularisation progressive du salut ", ce pourquoi on se bat pour l'homme, certes, mais pour un homme mutilé, ramené à sa seule dimension horizontale. Nous savons au contraire que Jésus est venu apporter le salut intégral qui saisit tout l'homme et tous les hommes, en les ouvrant à la perspective merveilleuse de la filiation divine.
Pourquoi la mission? Parce que, à nous comme à saint Paul "a été confiée cette grâce-là, d'annoncer aux païens l'insondable richesse du Christ" (Ep 3,8). La nouveauté de la vie en lui est la Bonne Nouvelle pour l'homme de tous les temps: tous les hommes y sont appelés et destinés. Tous la recherchent effectivement même si c'est parfois de manière confuse, et tous ont le droit de connaître la valeur de ce don et d'y accéder. L'Eglise, et en elle tout chrétien, ne peut cacher ni garder pour elle cette nouveauté et cette richesse, reçues de la bonté divine pour être communiquées à tous les hommes.
Voilà pourquoi la mission découle non seulement du précepte formel du Seigneur, mais aussi de l'exigence profonde de la vie de Dieu en nous. Ceux qui font partie de l'Eglise catholique doivent se considérer comme privilégiés et, de ce fait, d'autant plus engagés à donner un témoignage de foi et de vie chrétienne qui soit un service à l'égard de leurs frères et une réponse due à Dieu, se souvenant que "la grandeur de leur condition doit être rapportée non à leurs mérites, mais à une grâce spéciale du Christ; s'ils n'y correspondent pas par la pensée, la parole et l'action, ce n'est pas le salut qu'elle leur vaudra, mais un plus sévère jugement"(20).
20 CONC. CUM. VAT. II, Const. dogm. sur l'Eglise Lumen gentium, LG 14
12 " "Dieu riche en miséricorde" est Celui que Jésus Christ nous a révélé comme Père: c'est Lui, son Fils, qui nous l'a manifesté et fait connaître en lui-même"(21). C'est là ce que j'écrivais au début de l'encyclique Dives in misericordia, pour montrer que le Christ est la révélation et l'incarnation de la miséricorde du Père. Le salut consiste à croire et à accueillir le mystère du Père et de son amour, qui se manifeste et se donne en Jésus par l'Esprit. Ainsi s'accomplit le Règne de Dieu, préparé dès l'Ancienne Alliance, mis en oeuvre par le Christ et dans le Christ, annoncé à toutes les nations par l'Eglise qui agit et prie pour sa réalisation parfaite et définitive.
21 Encycl. Dives in misericordia, DM 1: 1.c., p. 1177.
L'Ancien Testament atteste que Dieu a choisi et constitué un peuple pour révéler et mettre en oeuvre son plan d'amour. Mais, en même temps, Dieu est créateur et père de tous les hommes, il prend soin de tous, à tous il étend sa bénédiction (cf. Gn 12,3) et avec tous il a conclu une alliance (cf. Gn 9,1-17). Israël fait l'expérience d'un Dieu personnel et sauveur (cf. Dt 4,37 Dt 7,6-8 Is 43,1-7) dont il devient ainsi le témoin et le porte-parole au milieu des nations. Au cours de son histoire, Israël prend conscience que son élection a une portée universelle (cf., par ex., Is 2,2-5 Is 25,6-8 Is 60,1-6 Jr 3,17 Jr 16,19).
13 Jésus de Nazareth conduit à son terme le plan de Dieu. Après avoir reçu l'Esprit Saint au baptême, il manifeste sa vocation messianique; il parcourt la Galilée, "proclamant l'Evangile de Dieu et disant: "Le temps est accompli et le Royaume de Dieu est tout proche: repentez-vous et croyez à l'Evangile"" (Mc 1,14-15 cf. Mt 4,17 Lc 4,43). La proclamation et l'instauration du Royaume de Dieu sont l'objet de sa mission: "C'est pour cela que j'ai été envoyé" (Lc 4,43). Mais il y a plus: Jésus est lui-même la Bonne Nouvelle, comme il le déclare dans la synagogue de son village, dès le début de sa mission, en s'appliquant la parole d'Isaie sur l'Oint, envoyé par l'Esprit du Seigneur (cf. Lc 4,14-21). Le Christ étant la Bonne Nouvelle, il y a en lui identité entre le message et le messager, entre le dire, l'agir et l'être. Sa force et le secret de l'efficacité de son action résident dans sa totale identification avec le message qu'il annonce: il proclame la Bonne Nouvelle non seulement par ce qu'il dit ou ce qu'il fait, mais par ce qu'il est.
Le ministère de Jésus est décrit dans le contexte de ses voyages dans son pays. L'horizon de sa mission avant la Pâque se concentre sur Israël; toutefois, il y a en Jésus un élément nouveau d'importance primordiale. La réalité eschatologique n'est pas renvoyée à une fin du monde éloignée, mais elle devient proche et commence à advenir. Le Royaume de Dieu est tout proche (cf. Mc 1,15), on prie pour qu'il vienne (cf. Mt 6,10), la foi le voit déjà à l'oeuvre dans les signes, tels les miracles (cf. Mt 11,4-5), les exorcismes (cf. Mt 12,25-28), le choix des Douze (cf. Mc 3,13-19), l'annonce de la Bonne Nouvelle aux pauvres (cf. Lc 4,18). Dans les rencontres de Jésus avec les païens, il apparaît clairement que l'accès au Royaume advient par la foi et la conversion (cf. Mc 1,15), et non du fait d'une simple appartenance ethnique.
Le Règne que Jésus inaugure est le Règne de Dieu. Jésus lui-même révèle qui est ce Dieu qu'il désigne par le terme familier de " Abba ", Père (Mc 14,36). Dieu, révélé surtout dans les paraboles (cf. Lc 15,3-32 Mt 20,1-16), est sensible aux besoins et aux souffrances de tout homme: il est un Père plein d'amour et de compassion qui pardonne et accorde gratuitement les grâces demandées.
Saint Jean nous dit que " Dieu est Amour " (1Jn 4,8 1Jn 4,16). Tout homme est donc invité à " se convertir " et à " croire " à l'amour miséricordieux de Dieu pour lui: le Royaume croîtra dans la mesure ou tous les hommes apprendront à se tourner vers Dieu comme vers un Père dans l'intimité de la prière (cf. Lc 11,2 Mt 23,9) et s'efforceront d'accomplir sa volonté (cf. Mt 7,21).
14 Jésus révèle progressivement les caractéristiques et les exigences du Royaume par ses paroles, ses oeuvres et sa personne.
Le Royaume de Dieu est destiné à tous les hommes, car tous sont appelés à en être les membres. Pour souligner cet aspect, Jésus s'est fait proche surtout de ceux qui étaient en marge de la société, leur accordant sa préférence, lorsqu'il annonçait la Bonne Nouvelle. Au début de son ministère, il proclame qu'il a été envoyé pour porter la Bonne Nouvelle aux pauvres (cf. Lc 4,18). A tous les rejetés et à tous les méprisés, il déclare: " Heureux, vous les pauvres " (Lc 6,20) ; de plus, il amène ces marginaux à vivre déjà une expérience de libération: il demeure avec eux, il va manger avec eux (cf. Lc 5,30 Lc 15,2), il les traite comme des égaux et des amis (cf. Lc 7,34), il leur fait sentir qu'ils sont aimés de Dieu et révèle ainsi l'immense tendresse de Dieu envers les plus démunis et les pécheurs (cf. Lc 15,1-32).
La libération et le salut qu'apporte le Royaume de Dieu atteignent la personne humaine dans ses aspects physiques et spirituels. Deux gestes caractérisent la mission de Jésus: guérir et pardonner. Ses nombreuses guérisons montrent sa grande compassion en face de la misère humaine; mais elles signifient aussi qu'il n'y aura plus, dans le Royaume, ni maladies ni souffrances et que, dès le début, la mission tend à libérer les personnes de leurs maux. Dans la perspective de Jésus, les guérisons sont également signes du salut spirituel, c'est-à-dire de la libération du péché. En accomplissant des gestes de guérison, Jésus invite à la foi, à la conversion et au désir du pardon (cf. Lc 5,24). Quand est reçu le don de la foi, la guérison pousse à aller plus loin: elle introduit dans le salut (cf. Lc 18,42-43). Les gestes de libération de la possession du démon, mal suprême et symbole du péché et de la rébellion contre Dieu, sont des signes que " le Royaume de Dieu est arrivé jusqu'à vous " (Mt 12,28).
15 Le Royaume doit transformer les rapports entre les hommes et se réalise progressivement, au fur et à mesure qu'ils apprennent à s'aimer, à se pardonner, à se mettre au service les uns des autres. Jésus reprend toute la Loi, en la centrant sur le commandement de l'amour (cf. Mt 22,34-40 Lc 10,25-28). Avant de quitter les siens, Jésus leur donne un " commandement nouveau ": " Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés " (Jn 13,34 cf. Jn 15,12). L'amour dont Jésus a aimé le monde trouve son expression la plus haute dans le don de sa vie pour les hommes (cf. Jn 15,13) qui manifeste l'amour que le Père a pour le monde (cf. Jn 3,16). C'est pourquoi la nature du Royaume est la communion de tous les êtres humains entre eux et avec Dieu.
Le Royaume concerne les personnes humaines, la société, le monde entier. Travailler pour le Royaume signifie reconnaître et favoriser le dynamisme divin qui est présent dans l'histoire humaine et la transforme. Construire le Royaume signifie travailler pour la libération du mal dans toutes ses formes. En un mot, le Royaume de Dieu est la manifestation et la réalisation de son dessein de salut dans sa plénitude.
1990 Redemptoris Missio