1990 Redemptoris Missio 15
16 En ressuscitant Jésus d'entre les morts, Dieu a vaincu la mort et, dans le Christ, il a inauguré définitivement son Règne. Pendant sa vie terrestre, Jésus est le prophète du Royaume et, après sa Passion, sa Résurrection et son Ascension au ciel, il participe à la puissance de Dieu et à son pouvoir sur le monde (cf. Mt 28,18 Ac 2,36 Ep 1,18-21). La Résurrection confère une portée universelle au message du Christ, à son action et à toute sa mission. Les disciples se rendent compte que le Royaume est déjà présent dans la personne de Jésus et qu'il est instauré peu à peu dans l'homme et dans le monde par un lien mystérieux avec lui.
Après la Résurrection, en effet, ils prêchaient le Royaume, annonçant que Jésus est mort et ressuscité. Philippe, en Samarie "annonçait la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu et du nom dé Jésus Christ" (Ac 8,12). A Rome, Paul "proclamait le Royaume de Dieu et enseignait ce qui concerne le Seigneur Jésus Christ" (cf. Ac 28,31). Les premiers chrétiens annonçaient eux aussi, "le Royaume du Christ et de Dieu" (Ep 5,5 cf. Ap 11,15 Ap 12,10), ou bien "le Royaume éternel de notre Seigneur et Sauveur Jésus Christ" (2P 1,11). C'est sur l'annonce de Jésus Christ, avec qui s'identifie le Royaume, qu'est centrée la prédication de l'Eglise primitive. Aujourd'hui, il faut de même unir l'annonce du Royaume de Dieu (le contenu du "kérygme" de Jésus) et la proclamation de l'événement Jésus Christ (c'est-à-dire le "kérygme" des Apôtres). Les deux annonces se complètent et s'éclairent réciproquement.
17 On parle beaucoup aujourd'hui du Royaume, mais pas toujours en accord avec la pensée de l'Eglise. Il existe, en effet, des conceptions du salut et de la mission que l'on peut appeler "anthropocentriques", au sens réducteur du terme, dans la mesure ou elles sont centrées sur les besoins terrestres de l'homme. Suivant cette manière de voir, le Royaume tend à devenir une réalité exclusivement humaine et sécularisée ou ce qui compte, ce sont les programmes et les luttes pour la libération sociale et économique, politique et aussi culturelle, mais avec un horizon fermé à la transcendance. Sans nier qu'il y ait des valeurs à promouvoir également à ce niveau, cette conception reste toutefois dans les limites d'un royaume de l'homme privé de ses dimensions authentiques et profondes, et elle se traduit facilement par l'une des idéologies de progrès purement terrestre. Le Royaume de Dieu, au contraire, "n'est pas de ce monde..., il n'est pas d'ici " (cf. Jn 18,36).
Il y a d'autres conceptions qui mettent délibérément l'accent sur le Royaume et se définissent comme "régnocentriques"; elles mettent en avant l'image d'une Eglise qui ne pense pas à elle-même, mais se préoccupe seulement de témoigner du Royaume et de le servir. C'est une " Eglise pour les autres", dit-on, comme le Christ est "l'homme pour les autres". On analyse la tâche de l'Eglise comme si elle devait être accomplie dans deux directions: d'une part, promouvoir ce qu'on nomme les "valeurs du Royaume", telles que la paix, la justice, la liberté, la fraternité; d'autre part, favoriser le dialogue entre les peuples, les cultures, les religions, afin que, grâce à un enrichissement mutuel, ils aident le monde à se renouveler et à avancer toujours plus vers le Royaume.
A côté d'aspects positifs, ces conceptions comportent souvent des aspects négatifs. D'abord, elles gardent le silence sur le Christ: le Royaume dont elles parlent se fonde sur un "théocentrisme", parce que dit-on le Christ ne peut pas être compris par ceux qui n'ont pas la foi chrétienne, alors que les peuples, les cultures et les diverses religions peuvent se rencontrer autour de l'unique réalité divine, quel que soit son nom. Pour le même motif, elles privilégient le mystère de la création qui se reflète dans la diversité des cultures et des convictions, mais elles se taisent sur le mystère de la Rédemption. En outre, le Royaume tel qu'elles l'entendent, finit par marginaliser ou sous-estimer l'Eglise, par réaction à un "ecclésiocentrisme" supposé du passé et parce qu'elles ne considèrent l'Eglise elle-même que comme un signe, d'ailleurs non dépourvu d'ambiguïté.
18 Or il ne s'agit pas là du Royaume de Dieu tel que nous le connaissons par la Révélation et que l'on ne peut séparer ni du Christ ni de l'Eglise.
Comme il a été dit, non seulement le Christ a annoncé le Royaume, mais c'est en lui que le Royaume lui-même s'est rendu présent et s'est accompli, et pas seulement par ses paroles et par ses actes: "Avant tout, le Royaume se manifeste dans la personne même du Christ, Fils de Dieu et Fils de l'homme, venu "pour servir et donner sa vie en rançon d'une multitude" (Mc 10,45) "(22). Le Royaume de Dieu n'est pas un concept, une doctrine, un programme que l'on puisse librement élaborer, mais il est avant tout une Personne qui a le visage et le nom de Jésus de Nazareth, image du Dieu invisible(23). Si l'on détache le Royaume de Jésus, on ne prend plus en considération le Royaume de Dieu qu'il a révélé, et l'on finit par altérer le sens du Royaume, qui risque de se transformer en un objectif purement humain ou idéologique, et altérer aussi l'identité du Christ, qui n'apparaît plus comme le Seigneur à qui tout doit être soumis (cf. 1Co 15,27).
22 CONC. CUM. VAT. II, Const. dogm. sur l'Eglise Lumen gentium, LG 5
23 Cf. CONC. CUM VAT. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 22.
De même, on ne peut disjoindre le Royaume et l'Eglise. Certes, l'Eglise n'est pas à elle-même sa propre fin, car elle est ordonnée au Royaume de Dieu dont elle est germe, signe et instrument. Mais, alors qu'elle est distincte du Christ et du Royaume, l'Eglise est unie indissolublement à l'un et à l'autre. Le Christ a doté l'Eglise, son corps, de la plénitude des biens et des moyens de salut; l'Esprit Saint demeure en elle, la vivifie de ses dons et de ses charismes, il la sanctifie, la guide et la renouvelle sans cesse(24). Il en résulte une relation singulière et unique qui, sans exclure l'action du Christ et de l'Esprit Saint hors des limites visibles de l'Eglise, confère à celle-ci un rôle spécifique et nécessaire. D'ou aussi le lien spécial de l'Eglise avec le Royaume de Dieu et du Christ qu'elle a "la mission d'annoncer et d'instaurer dans toutes les nations"(25).
24 Cf. CONC. CUM VAT. II, Const. dogm. sur l'Eglise Lumen gentium, LG 4
25 ibid. LG 5
19 C'est dans cette perspective d'ensemble qu'il faut comprendre la réalité du Royaume. Certes, il exige la promotion des biens humains et des valeurs que l'on peut bien dire "évangéliques", parce qu'elles sont intimement liées à la Bonne Nouvelle. Mais cette promotion, à laquelle l'Eglise tient, ne doit cependant pas être séparée de ses autres devoirs fondamentaux, ni leur être opposée, devoirs tels que l'annonce du Christ et de son Evangile, la fondation et le développement de communautés qui réalisent entre les hommes l'image vivante du Royaume. Que l'on ne craigne pas de tomber là dans une forme d' "ecclésiocentrisme"! Paul VI, qui a affirmé l'existence d'"un lien profond entre le Christ, l'Eglise et l'évangélisation"(26), a dit aussi: "L'Eglise n'est pas à elle-même sa propre fin, mais elle désire avec ardeur être tout entière du Christ, dans le Christ et pour le Christ; tout entière également des hommes, parmi les hommes et pour les hommes"(27).
26 Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, EN 16: I.c., p. 15.
27 Discours à l'ouverture de la III session du Conc. oecum Vat II, 14 septembre 1964: AAS 56 (1964), p. 810.
20 L'Eglise est au service du Royaume effectivement et concrètement. Elle l'est, avant tout, par l'appel à la conversion: c'est le service premier et fondamental rendu à la venue du Royaume dans les personnes et dans la société humaine. Le salut eschatologique commence dès maintenant par la vie nouvelle dans le Christ: "A tous ceux qui l'ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom" (Jn 1,12).
L'Eglise est au service du Royaume quand elle fonde des communautés et quand elle institue des Eglises particulières qu'elle conduit à la maturité de la foi et de la charité, dans l'ouverture aux autres, dans le service de la personne et de la société, dans la compréhension et l'estime des institutions humaines.
L'Eglise est aussi au service du Royaume quand elle répand dans le monde les "valeurs évangéliques" qui sont l'expression du Royaume et aident les hommes à accueillir le plan de Dieu. Il est donc vrai que la réalité commencée du Royaume peut se trouver également au-delà des limites de l'Eglise, dans l'humanité entière, dans la mesure ou celle-ci vit les "valeurs évangéliques " et s'ouvre à l'action de l'Esprit qui souffle ou il veut et comme il veut (cf. Jn 3,8) ; mais il faut ajouter aussitôt que cette dimension temporelle du Royaume est incomplète si elle ne s'articule pas avec le Règne du Christ, présent dans l'Eglise et destiné à la plénitude eschatologique(28).
28 PAUL Vl, Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, EN 34 I.c, p. 28.
Les multiples perspectives du Royaume de Dieu(29) n'affaiblissent pas les fondements et les finalités de l'activité missionnaire, elles les renforcent plutôt et les élargissent. L'Eglise est sacrement du salut pour toute l'humanité et son action ne se limite pas à ceux qui acceptent son message. Elle est force dynamique sur le chemin de l'humanité vers le Règne eschatologique, elle est signe et promotrice des valeurs évangéliques parmi les hommes(30). L'Eglise contribue à ce chemin de conversion au projet de Dieu par son témoignage et par ses activités, comme le dialogue, la promotion humaine, l'engagement pour la justice et la paix, l'éducation et le soin des malades, l'assistance aux pauvres et aux petits, s'en tenant toujours fermement au primat de la transcendance et de la spiritualité, prémices du salut eschatologique.
29 Cf. COMMISSION THEOLOGIQUE INTERNATIONALE, Thèmes choisis d'ecclésiologie pour le XX anniversaire de la clôture du Conc. oecum. Vat. II (7 octobre 1985), n. 10: "La nature eschatologique de l'Eglise: Règne de Dieu et Eglise".
30 Cf. CONC. CUM. VAT. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 39
L'Eglise est enfin au service du Royaume par son intercession, car le Royaume est de soi don et oeuvre de Dieu, comme le rappellent les paraboles évangéliques et la prière que Jésus nous a enseignée. Nous devons le demander, l'accueillir, le faire grandir en nous; mais nous devons aussi travailler pour qu'il soit accueilli par les hommes et grandisse parmi eux, jusqu'au jour ou le Christ " remettra la royauté à Dieu le Père" et ou "Dieu sera tout en tous" (cf. 1Co 15,24 1Co 15,28).
21 "Au sommet de la mission messianique de Jésus, l'Esprit Saint se rend présent au sein du mystère pascal dans sa qualité de sujet divin: il est celui qui doit maintenant continuer l'oeuvre salvifique enracinée dans le sacrifice de la Croix. Cette oeuvre, bien sûr, est confiée par Jésus à des hommes: aux Apôtres, à l'Eglise. Toutefois, en ces hommes et par eux, l'Esprit Saint demeure le sujet transcendant de la réalisation de cette oeuvre dans l'esprit de l'homme et dans l'histoire du monde"(31). L'Esprit Saint, en effet, est le protagoniste de toute la mission ecclésiale: son action ressort éminemment dans la mission ad gentes, comme on le voit dans l'Eglise primitive avec la conversion de Corneille (cf. Ac 10), avec les décisions sur les problèmes qui se font jour (cf. Ac 15), avec le choix des territoires et des peuples (cf. Ac 16,6-8). L'Esprit agit par les Apôtres, mais il agit en même temps dans les auditeurs: "Par son action, la Bonne Nouvelle pénètre dans les consciences et dans les coeurs humains et se diffuse dans l'histoire. En tout cela, l'Esprit donne la vie"(32).
31 Encycl. Dominum et vivificantem (18 mai 1986), DEV 42: AAS 78 (1986), p. 857.
32 Ibid. DEV 64: I.c., p. 892.
(Ac 1,8)
22 Tous les évangélistes, quand ils font le récit de la rencontre du Ressuscité avec les Apôtres, concluent par l'envoi en mission: "Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples ... Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde" (Mt 28,18-20 cf. Mc 16,15-18 Lc 24,46-49 Jn 20,21-23).
Cet envoi est un envoi dans l'Esprit, comme il apparaît clairement dans le texte de saint Jean: le Christ envoie les siens dans le monde, comme le Père l'a envoyé, et, pour cela, il leur donne l'Esprit. A son tour, Luc unit étroitement le témoignage que les Apôtres devront rendre au Christ et l'action de l'Esprit qui les rendra capables d'accomplir la mission reçue.
23 Les diverses formes de l'"envoi en mission" comportent des points communs et chacune a des traits caractéristiques; mais deux éléments se retrouvent dans toutes les versions. D'abord, la dimension universelle de la tâche confiée aux Apôtres: "Toutes les nations" (Mt 28,19) ; "dans le monde entier ..., à toute la création" (Mc 16,15) ; "toutes les nations" (Lc 24,47) ; "jusqu'aux extrémités de la terre" (Ac 1,8). En second lieu, l'assurance donnée par le Seigneur qu'ils ne resteront pas seuls pour accomplir cette tâche, mais qu'ils recevront la force et les moyens de remplir leur mission. Ainsi se manifestent la présence et la puissance de l'Esprit, de même que l'aide de Jésus: "Ils s'en allèrent prêcher en tout lieu, le Seigneur agissant avec eux" (Mc 16,20).
En ce qui concerne les différences d'accent dans le précepte, Marc présente la mission comme proclamation ou kérygme: "Proclamez l'Evangile" (Mc 16,15). Le but de l'évangéliste est de conduire les lecteurs à redire la profession de foi de Pierre: "Tu es le Christ" (Mc 8,29) et à dire, comme le centurion romain devant Jésus mort sur la Croix: "Vraiment cet homme était Fils de Dieu" (Mc 15,39). En Matthieu, l'accent missionnaire est mis sur la fondation de l'Eglise et sur son enseignement (cf. Mt 28,19-20 Mt 16,18) : chez lui donc, cet envoi en mission fait ressortir que la proclamation de l'Evangile doit être complétée par une catéchèse d'ordre ecclésial et sacramentel. En Luc, la mission est présentée comme un témoignage (cf. Lc 24,48 Ac 1,8) qui porte surtout sur la Résurrection (cf. Ac 1,22). Le missionnaire est invité à croire à la puissance transformante de l'Evangile et à annoncer ce que Luc montre bien, c'est-à-dire la conversion à l'amour et à la miséricorde de Dieu, l'expérience d'une libération intégrale de tout mal jusqu'à sa racine, le péché.
Jean est le seul à parler explicitement d'envoiterme qui équivaut à "mission"et il relie directement la mission que Jésus confie à ses disciples à celle qu'il a reçue du Père: "Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie" (Jn 20,21). Jésus, se tournant vers son Père, dit: " Comme tu m'as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde" (Jn 17,18). Toute la portée missionnaire de l'Evangile de Jean se trouve exprimée dans la "prière sacerdotale ": "La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ" (Jn 17,3). Le but dernier de la mission est de faire participer à la communion qui existe entre le Père et le Fils: les disciples doivent vivre entre eux l'unité, demeurant dans le Père et le Fils, afin que le monde reconnaisse et croie (cf. Jn 17,21-23). C'est là un texte missionnaire significatif! Il fait comprendre qu'on est missionnaire avant tout par ce que l'on est, en tant que membre de l'Eglise qui vit profondément l'unité dans l'amour, avant de l'être par ce que l'on dit ou par ce que l'on fait.
Ainsi les quatre Evangiles attestent un pluralisme dans l'unité fondamentale de la même mission qui reflète des expériences et des situations différentes dans les premières communautés chrétiennes; c'est le fruit du dynamisme communiqué par l'Esprit lui-même; cela invite à être attentif aux divers charismes missionnaires, ainsi qu'aux diverses conditions humaines et aux différents milieux. Tous les évangélistes soulignent cependant que la mission des disciples est une coopération à celle du Christ: "Voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde" (Mt 28,20). C'est pourquoi la mission ne s'appuie pas sur les capacités humaines, mais sur la puissance du Ressuscité.
24 La mission de l'Eglise, comme celle de Jésus, est l'oeuvre de Dieu ou - comme le dit fréquemment Luc - l'oeuvre de l'Esprit. Après la résurrection et l'ascension de Jésus, les Apôtres vivent une expérience forte qui les transforme: la Pentecôte. La venue de l'Esprit Saint fait d'eux des témoins et des prophètes (cf. Ac 1,8 Ac 2,17-18), les pénétrant d'une tranquille audace qui les pousse à transmettre aux autres leur expérience de Jésus et l'espérance qui les anime. L'Esprit leur donne la capacité de témoigner de Jésus avec "assurance"(33).
33 "Parrhesia" signifie aussi enthousiasme, vigueur; cf. Ac 2,29 Ac 4,13 Ac 29 Ac 4,31 Ac 9,27 Ac 9,28 Ac 13,46 Ac 14,3 Ac 18,26 Ac 19,8 Ac 26,26 Ac 28,31
Quand les évangélisateurs sortent de Jérusalem, l'Esprit assume plus encore le rôle de "guide" pour le choix des personnes ou des voies de la mission. Son action parait spécialement dans l'impulsion donnée à la mission qui, effectivement, s'étend de Jérusalem à toute la Judée et à la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre, suivant la parole de Jésus.
Les Actes rapportent la synthèse de six "discours missionnaires" adressés aux Juifs aux commencements de l'Eglise (cf. Ac 2,22-39 Ac 3,12-26 Ac 4,9-12 Ac 5,29-32 Ac 10,34-43 Ac 13,16-41). Ces discours-modèles, prononcés par Pierre et par Paul, annoncent Jésus, invitent à "se convertir", c'est-à-dire à accueillir Jésus dans la foi et à se laisser transformer en lui par l'Esprit.
Paul et Barnabé sont poussés par l'Esprit vers les païens (cf. Ac 13,46-48), ce qui ne se produit pas sans tensions et sans difficultés. Comment les païens convertis doivent-ils vivre leur foi en Jésus? Sont-ils tenus par la tradition du judaisme et par la loi de la circoncision? Au premier Concile, qui réunit à Jérusalem autour des Apôtres les membres de diverses Eglises, une décision est prise, reconnue comme inspirée par l'Esprit: il n'est pas nécessaire qu'un païen se soumette à la loi juive pour devenir chrétien (cf. Ac 15,5-11 Ac 15,28). A partir de ce moment, l'Eglise ouvre ses portes et devient la maison dans laquelle tous peuvent entrer et se sentir à leur aise, en conservant leur culture et leurs traditions, pourvu qu'elles ne soient pas en opposition avec l'Evangile.
25 Les missionnaires ont agi dans le même sens, en tenant compte des attentes et des espérances des gens, de leurs angoisses et de leurs souffrances, de leur culture, pour leur annoncer le salut dans le Christ. Les discours de Lystres et d'Athènes (cf. Ac 14,15-17 Ac 17,22-31) sont reconnus comme des modèles pour l'évangélisation des païens: Paul y entre en "dialogue" avec les valeurs culturelles et religieuses des différents peuples. Aux habitants de la Lycaonie, qui pratiquaient une religion cosmique, il rappelle des expériences religieuses en rapport avec le cosmos; avec les Grecs, il discute de philosophie et cite leurs poètes (cf. Ac 17,18 Ac 17,26-28). Le Dieu qu'il veut leur révéler est déjà présent dans leur vie: c'est lui, en effet, qui les a créés et qui dirige mystérieusement les peuples et l'histoire; cependant, pour reconnaître le vrai Dieu, il faut qu'ils renoncent aux faux dieux qu'ils ont eux-mêmes fabriqués et qu'ils s'ouvrent à celui que Dieu a envoyé pour remédier à leur ignorance et pour satisfaire l'attente de leur coeur. Ce sont là des discours qui présentent des exemples d'inculturation de l'Evangile.
Sous l'impulsion de l'Esprit, la foi chrétienne s'ouvre délibérément aux "nations" et le témoignage du Christ s'étend aux centres les plus importants de la Méditerranée orientale pour arriver jusqu'à Rome et aux confins de l'Occident. C'est l'Esprit qui pousse à aller toujours au-delà, non seulement du point de vue géographique mais aussi au-delà des barrières ethniques et religieuses, pour accomplir une mission réellement universelle.
26 L'Esprit incite le groupe des croyants à se constituer en "communauté", en Eglise. Après la première annonce de Pierre, le jour de la Pentecôte, et les conversions qui ont suivi, la première communauté se forme (cf. Ac 2,42-47 Ac 4,32-35).
L'un des objectifs centraux de la mission, en effet, est de réunir le peuple pour écouter l'Evangile, pour la communion fraternelle, pour la prière et l'Eucharistie. Vivre la "communion fraternelle" (koinonia), cela signifie n'avoir "qu'un coeur et qu'une âme" (Ac 4,32), en instaurant la communion à tous les points de vue: humain, spirituel et matériel. De fait, la vraie communauté chrétienne s'engage à distribuer les biens terrestres pour qu'il n'y ait pas d'indigents et pour que tous puissent avoir accès à ces biens "selon les besoins de chacun" (Ac 2,45 Ac 4,35). Les premières communautés, ou régnaient "l'allégresse et la simplicité de coeur" (Ac 2,46), étaient dynamiques, ouvertes et missionnaires: elles "avaient la faveur de tout le peuple" (Ac 2,47). Avant même d'être une action, la mission est un témoignage et un rayonnement(34).
34 Cf. PAUL VI, Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, EN 41-42: I.c., PP. 31-33.
27 Les Actes montrent que la mission, qui s'adresse d'abord à Israël puis aux nations, se développe à différents niveaux. C'est d'abord le groupe des Douze qui, comme un seul corps conduit par Pierre, proclame la Bonne Nouvelle. Puis, c'est la communauté des croyants qui, par sa manière de vivre et d'agir, porte témoignage au Seigneur et convertit les païens (cf. Ac 2,46-47). Il y a encore les envoyés spéciaux qui annoncent l'Evangile. Ainsi, la communauté chrétienne d'Antioche envoie ses membres en mission: après avoir jeûné, prié et célébré l'Eucharistie; elle se rend compte que l'Esprit a choisi Paul et Barnabé pour être envoyés en mission (cf. Ac 13,1-4). A ses origines, la mission est donc considérée comme un devoir communautaire et une responsabilité de l'Eglise locale qui a besoin précisément de " missionnaires " pour avancer vers de nouvelles frontières. A côté de ces envoyés, il y en avait d'autres qui témoignaient spontanément de la nouveauté qui avait transformé leur vie; ils reliaient alors les communautés en voie de constitution à l'Eglise apostolique.
La lecture des Actes nous fait comprendre que, au commencement de l'Eglise, la mission ad gentes, tout en disposant de missionnaires " à vie " qui s'y consacraient en vertu d'une vocation particulière, était en réalité considérée comme le fruit normal de la vie chrétienne, l'engagement de tout croyant par le témoignage personnel et par l'annonce explicite lorsqu'elle était possible.
L'Esprit est présent et agissant en tout temps et en tout lieu
28 L'Esprit se manifeste d'une manière particulière dans l'Eglise et dans ses membres; cependant sa présence et son action sont universelles, sans limites d'espace ou de temps(35). Le Concile Vatican II rappelle l'oeuvre de l'Esprit dans le coeur de tout homme, par les " semences du Verbe ", dans les actions même religieuses, dans les efforts de l'activité humaine qui tendent vers la vérité, vers le bien, vers Dieu(36).
35 Cf. Encycl. Dominum et vivificantem, DEV 53: I.c., pp. 874-875.
36 Cf. CONC. CUM. VAT. II, Decret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, AGD 3 AGD 11 AGD 15 Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 10-11 GS 22 GS 26 GS 38 GS 41 GS 92-93
L'Esprit offre à l'homme " lumière et forces pour lui permettre de répondre à sa très haute vocation "; par l'Esprit, " l'homme parvient, dans la foi, à contempler et à goûter le mystère de la volonté divine "; et " nous devons tenir que l'Esprit Saint offre à tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associés au Mystère pascal "(37). Dans tous les cas, l'Eglise sait que " l'homme, sans cesse sollicité par l'Esprit de Dieu, ne sera jamais tout à fait indifférent au problème religieux " et qu'il " voudra toujours connaître, ne serait-ce que confusément, la signification de sa vie, de ses activités et de sa mort "(38). L'Esprit est donc à l'origine même de l'interrogation existentielle et religieuse de l'homme qui ne naît pas seulement de conditions contingentes mais aussi de la structure même de son être(39).
37 CONC. CUM. VAT. II, Const. past. sur I'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 10 GS 15 GS 22
38 Ibid. GS 41
39 Cf. Encycl. Dominum et vivificantem, DEV 54: Ic, pp. 875-876.
La présence et l'activité de l'Esprit ne concernent pas seulement les individus, mais la société et l'histoire, les peuples, les cultures, les religions. En effet, l'Esprit se trouve à l'origine des idéaux nobles et des initiatives bonnes de l'humanité en marche: " Par une providence admirable, il conduit le cours des temps et rénove la face de la terre "(40). Le Christ ressuscité " agit désormais dans le coeur des hommes par la puissance de son Esprit; il n'y suscite pas seulement le désir du siècle à venir, mais, par là même, anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière "(41). C'est encore l'Esprit qui répand les " semences du Verbe ", présentes dans les rites et les cultures, et les prépare à leur maturation dans le Christ(42).
40 CONC. CUM. VAT. II, Const. past. sur I'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 26
41 Ibid. GS 38 cf. GS 93.
42 Cf. CONC. CUM. VAT. II, Const. dogm. sur IEglise Lumen gentium, LG 17 Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, AGD 3 AGD 15
29 Ainsi l'Esprit, qui "souffle ou il veut" ( Jn 3,8) et qui "était déjà à l'oeuvre avant la glorification du Christ"(43), lui qui "remplit le monde et qui, tenant unies toutes choses, a connaissance de chaque mot" (Sg 1,7), nous invite à élargir notre regard pour contempler son action présente en tout temps et en tout lieu(44). Moi-même, j'ai souvent renouvelé cette invitation et cela m'a guidé dans mes rencontres avec les peuples les plus divers. Les rapports de l'Eglise avec les autres religions sont inspirés par un double respect: "Respect pour l'homme dans sa quête de réponses aux questions les plus profondes de sa vie, et respect pour l'action de l'Esprit dans l'homme"(45). La rencontre inter-religieuse d'Assise, si l'on écarte toute interprétation équivoque, a été l'occasion de redire ma conviction que "toute prière authentique est suscitée par l'Esprit Saint, qui est mystérieusement présent dans le coeur de tout homme"(46).
43 CONC. CUM. VAT. II, Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, AGD 4
44 Cf. Encycl. Dominum et vivificantem, DEV 53: I.c., p. 874.
45 Discours aux membres des religions non chrétiennes, Madras, 5 février 1986, n. 2: MS 78 (1986), p. 767; cf. Message aux peuples d'Asie, Manille, 21 février 1981, nn. 2-4: AAS 73 (1981), pp. 392-393; Discours aux représentants des religions non chrétiennes, Tokyo, 24 février 1981, nn. 3-4: Insegnamenti lV/1 (1981), pp. 507-508.
46 Discours aux Cardinaux et à la Curie romaine, 22 décembre 1986, n. 11: AAS 79 (1987), p. 1089.
Ce même Esprit a agi dans l'Incarnation, dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus, et il agit dans l'Eglise. Il ne se substitue donc pas au Christ, et il ne remplit pas une sorte de vide, comme, suivant une hypothèse parfois avancée, il en existerait entre le Christ et le Logos. Ce que l'Esprit fait dans le coeur des hommes et dans l'histoire des peuples, dans les cultures et les religions, remplit une fonction de préparation évangélique(47) et cela ne peut pas être sans relation au Christ, le Verbe fait chair par l'action de l'Esprit, "afin que, homme parfait, il sauve tous les hommes et récapitule toutes choses en lui"(48).
47 Cf. CONC. CUM. VAT. II, Const. dogm. sur l'Eglise Lumen gentium, LG 16
48 CONC. CUM. VAT. II, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, GS 45 cf. Encycl. Dominum et vivificantem, DEV 54: I.c., p. 876.
L'action universelle de l'Esprit n'est pas à séparer de l'action particulière qu'il mène dans le corps du Christ qu'est l'Eglise. En effet, c'est toujours l'Esprit qui agit quand il vivifie l'Eglise et la pousse à annoncer le Christ, ou quand il répand et fait croître ses dons en tous les hommes et en tous les peuples, amenant l'Eglise à les découvrir, à les promouvoir et à les recevoir par le dialogue. Il faut accueillir toutes les formes de la présence de l'Esprit avec respect et reconnaissance, mais le discernement revient à l'Eglise à laquelle le Christ a donné son Esprit pour la mener vers la vérité tout entière (cf. Jn 16,13).
30 Notre époque, alors que l'humanité est en mouvement et en recherche, exige une impulsion nouvelle dans l'action missionnaire de l'Eglise. Les horizons et les possibilités de la mission s'étendent et, nous les chrétiens, nous sommes appelés au courage apostolique, fondé sur la confiance dans l'Esprit. C'est lui le protagoniste de la mission!
Dans l'histoire de l'humanité, de nombreux tournants marquants ont stimulé le dynamisme missionnaire, et l'Eglise, guidée par l'Esprit, y a toujours répondu avec générosité et prévoyance. Et les fruits n'ont pas manqué. On a célébré récemment le millénaire de l'évangélisation de la Rus' et des peuples slaves, tandis qu'on s'achemine vers la célébration du cinq centième anniversaire de l'évangélisation des Amériques. On a aussi célébré récemment le centenaire des premières missions de plusieurs pays d'Asie, d'Afrique et d'Océanie. L'Eglise doit affronter aujourd'hui de autres défis, en avançant vers de nouvelles frontières tant pour la première mission ad gentes que pour la nouvelle évangélisation de peuples qui ont déjà reçu l'annonce du Christ. Il est aujourd'hui demandé à tous les chrétiens, aux Eglises particulières et à l'Eglise universelle le même courage que celui qui animait les missionnaires du passé, la même disponibilité à écouter la voix de l'Esprit.
31 Le Seigneur Jésus a envoyé ses Apôtres à toutes les personnes, à tous les peuples et en tous lieux de la terre. Dans la personne des Apôtres, l'Eglise a reçu une mission universelle, qui ne connaît pas de limites et concerne le salut dans toute sa richesse selon la plénitude de vie que le Christ est venu nous apporter (cf. Jn 10,10) : elle a été "envoyée pour révéler et communiquer l'amour de Dieu à tous les hommes et à tous les peuples de la terre"(49).
49 CONC. CUM. VAT. II, Decret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, AGD 10
Cette mission est unique, car elle a une seule origine et une seule finalité, mais elle comporte des tâches et des activités diverses. Tout d'abord, il y a l'activité missionnaire que nous appelons la mission ad gentes, par allusion au décret conciliaire; il s'agit d'une activité primordiale de l'Eglise, une activité essentielle et jamais achevée. En effet, l'Eglise "ne peut esquiver la mission permanente qui est celle de porter l'Evangile à tous ceuxet ils sont des millions et des millions d'hommes et de femmesqui ne connaissent pas encore le Christ rédempteur de l'homme. C'est la tâche la plus spécifiquement missionnaire que Jésus ait confiée et confie de nouveau chaque jour à son Eglise"(50).
50 Exhort. ap. post-synodale Christifideles laici (30 décembre 1988), CL 35: AAS 81 (1989), p. 457.
1990 Redemptoris Missio 15