1990 Redemptoris Missio 32
32 Nous nous trouvons aujourd'hui devant des situations religieuses très diverses et changeantes: les peuples bougent, les réalités sociales et religieuses, jadis claires et bien définies, évoluent actuellement et deviennent complexes. Il suffit d'évoquer ici certains phénomènes tels que l'urbanisation, les migrations massives, les mouvements de réfugiés, la déchristianisation de pays anciennement chrétiens , l'influence croissante de l'Evangile et de ses valeurs dans des pays dont les habitants, en très grande majorité, ne sont pas chrétiens, sans oublier le foisonnement des messianismes et des sectes religieuses. Il y a un bouleversement des situations religieuses et sociales qui rend difficile l'application effective de certaines distinctions et catégories ecclésiales jusque-là communément utilisées. Avant même le Concile, on disait de certaines grandes villes ou de terres chrétiennes qu'elles étaient devenues des "pays de mission" et la situation ne s'est certainement pas améliorée dans les années qui ont suivi.
D'autre part, l'activité missionnaire a produit des fruits en abondance dans toutes les parties du monde de telle sorte qu'il y existe des Eglises bien implantées, parfois avec tant de solidité et de maturité qu'elles peuvent à la fois pourvoir aux besoins de leurs propres communautés et envoyer des évangélisateurs dans d'autres Eglises et d'autres territoires. De là vient le contraste avec les régions de chrétienté ancienne qu'il est nécessaire de réévangéliser. Certains se demandent donc si l'on peut encore parler d'activité missionnaire spécifique ou de terrains délimités pour cette activité, ou bien si l'on ne doit pas admettre qu'il existe une situation missionnaire unique, face à laquelle il y a une unique mission, partout identique. Il est difficile d'interpréter cette réalité complexe et changeante par rapport au précepte de l'évangélisation, comme on le voit déjà dans le "vocabulaire missionnaire": par exemple, il y a une certaine hésitation à utiliser les mots de " missions " et de " missionnaires " que l'on considère comme dépassés et chargés de résonances historiques négatives; on préfère se servir du substantif " mission " au singulier et de l'adjectif " missionnaire " pour qualifier toute activité de l'Eglise.
Cet embarras est le signe d'un changement réel qui présente des aspects positifs. Ce qu'on appelle le retour ou le "rapatriement" des missions dans la mission de l'Eglise, l'introduction de la missiologie dans l'ecclésiologie et l'insertion de l'une et de l'autre dans le dessein trinitaire du salut, tout cela a donné un souffle nouveau à cette activité missionnaire, qui n'est plus conçue comme une tâche marginale de l'Eglise mais intégrée dans le coeur de sa vie comme un engagement fondamental de tout le Peuple de Dieu. Il faut néanmoins éviter de courir le risque de ramener au même niveau des situations très diverses et de réduire, voire de faire disparaître, la mission et les missionnaires ad gentes. Dire que toute l'Eglise est missionnaire n'exclut pas l'existence d'une mission spécifique ad gentes; de même, dire que tous les catholiques doivent être missionnaires n'exclut pas mais, au contraire, demande qu'il y ait des " missionnaires ad gentes et à vie " par une vocation spécifique.
33 A l'intérieur de l'unique mission de l'Eglise, les différences dans les activités ne naissent pas de raisons intrinsèques à la mission elle-même mais des circonstances diverses dans lesquelles elle s'exerce(51). En considérant le monde d'aujourd'hui du point de vue de l'évangélisation, nous pouvons distinguer trois situations.
51 Cf. CONC. CUM. VAT. II, Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, AGD 6
Tout d'abord, celle à laquelle s'adresse l'activité missionnaire de l'Eglise: des peuples, des groupes humains, des contextes socio-culturels dans lesquels le Christ et son Evangile ne sont pas connus, ou dans lesquels il n'y a pas de communautés chrétiennes assez mûres pour pouvoir incarner la foi dans leur milieu et l'annoncer à d'autres groupes. Telle est, à proprement parler, la mission ad gentes(52).
52 Cf. ibid. AGD 6
Il y a ensuite des communautés chrétiennes aux structures ecclésiales fortes et adaptées, à la foi et à la vie ferventes, qui rendent témoignage à l'Evangile de manière rayonnante dans leur milieu et qui prennent conscience du devoir de la mission universelle. En elles s'exerce l'activité pastorale de l'Eglise.
Il existe enfin une situation intermédiaire, surtout dans les pays de vieille tradition chrétienne mais parfois aussi dans les Eglises plus jeunes, ou des groupes entiers de baptisés ont perdu le sens de la foi vivante ou vont jusqu'à ne plus se reconnaître comme membres de l'Eglise, en menant une existence éloignée du Christ et de son Evangile. Dans ce cas, il faut une " nouvelle évangélisation " ou une " réévangélisation".
34 L'activité missionnaire spécifique, ou mission ad gentes, s'adresse "aux peuples et aux groupes humains qui ne croient pas encore au Christ", à a ceux qui sont loin du Christ", chez qui l'Eglise "n'a pas encore été enracinée" (53) et dont la culture n'a pas encore été imprégnée de l'Evangile(54). Elle se distingue des autres activités de l'Eglise par le fait qu'elle s'adresse à des groupes et à des milieux non chrétiens parce que l'annonce de l'Evangile et la présence de l'Eglise y ont fait défaut ou ont été insuffisantes. Elle a donc pour caractère propre d'être une action d'annonce du Christ et de son Evangile, d'édification de l'Eglise locale et de promotion des valeurs du Royaume. La particularité de cette mission ad gentes vient de ce qu'elle s'adresse à des non-chrétiens. Il faut, par conséquent, éviter que cette " tâche plus spécifiquement missionnaire que Jésus a confiée et de nouveau confie chaque jour à son Eglise" (55) ne se dissolve dans la mission d'ensemble du peuple de Dieu tout entier et ne soit, de ce fait, négligée ou bien oubliée.
53 Ibid. AGD 6 AGD 23 cf. AGD 27.
54 Cf. PAUL VI, Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, EN 18-20: I.c, PP.
55 Exhort. ap. post-synodale Christifideles laici, CL 35: I.c., p. 457.
Par ailleurs, les frontières de la charge pastorale des fidèles, de la nouvelle évangélisation et de l'activité missionnaire spécifique ne sont pas nettement définissables et on ne saurait créer entre elles des barrières ou une compartimentation rigide. Il faut, néanmoins, rester tendu vers l'annonce de l'Evangile et la fondation de nouvelles Eglises dans les peuples et les groupes humains ou il n'y en a pas encore, car telle est la tâche première de l'Eglise, envoyée à tous les peuples, jusqu'aux extrémités de la terre. Sans la mission ad gentes, cette dimension missionnaire de l'Eglise serait privée de sa signification fondamentale et de sa réalisation exemplaire.
De même, il est à noter qu'il existe une interdépendance réelle et croissante entre les différentes activités salvifiques de l'Eglise: chacune exerce une influence sur l'autre, la stimule et lui vient en aide. Le dynamisme missionnaire suscite des échanges entre les Eglises et les oriente vers le monde extérieur, avec des influences positives en tous sens. Les Eglises de vieille tradition chrétienne, par exemple, aux prises avec la lourde tâche de la nouvelle évangélisation, comprennent mieux qu'elles ne peuvent être missionnaires à l'égard des non-chrétiens d'autres pays ou d'autres continents si elles ne se préoccupent pas sérieusement des non-chrétiens de leurs pays: l'esprit missionnaire ad intra est un signe très sûr et un stimulant pour l'esprit missionnaire ad extra, et réciproquement.
35 La mission ad gentes a devant elle une tâche immense qui n'est certes pas près d'arriver à son terme. Au contraire, tant du point de vue numérique, avec l'accroissement démographique, que du point de vue socio-culturel, avec l'apparition de nouveaux types de relations et de nouveaux contacts comme avec les changements de situations, elle semble destinée à avoir des horizons encore plus étendus. La tâche d'annoncer Jésus Christ à tous les peuples s'avère immense et disproportionnée, compte tenu des forces humaines de l'Eglise.
Les difficultés semblent insurmontables et pourraient décourager s'il s'agissait d'une oeuvre purement humaine. Certains pays interdisent aux missionnaires d'entrer chez eux, d'autres interdisent non seulement l'évangélisation mais aussi les conversions et même le culte chrétien. Ailleurs, les obstacles sont d'ordre culturel: la transmission du message évangélique paraît dépourvue d'intérêt ou incompréhensible; la conversion est perçue comme un abandon de son peuple et de sa culture.
36 Les difficultés internes ne manquent pas pour le peuple de Dieu; ce sont même les plus douloureuses. Mon prédécesseur Paul VI faisait déjà remarquer en premier lieu "le manque de ferveur, d'autant plus grave qu'il vient du dedans; il se manifeste dans la fatigue et le désenchantement, la routine et le désintérêt, et surtout le manque de joie et d'espérance"(56). Les divisions du passé et du présent entre les chrétiens sont aussi de grands obstacles à l'esprit missionnaire de l'Eglise(57), la déchristianisation dans certains pays chrétiens, la diminution des vocations à l'apostolat, les contre-témoignages de fidèles et de communautés chrétiennes qui ne suivent pas le modèle du Christ dans leur vie. Mais l'un des motifs les plus graves du manque d'intérêt pour l'engagement missionnaire est une mentalité marquée par l'indifférentisme, malheureusement très répandue parmi les chrétiens, souvent fondée sur des conceptions théologiques inexactes et imprégnée d'un relativisme religieux qui porte à considérer que "toutes les religions se valent". Nous pouvons ajouter - ainsi que le disait le même Pontife - qu'il existe aussi "des alibis qui peuvent nous détourner de l'évangélisation. Les plus insidieux sont certainement ceux pour lesquels on prétend trouver appui dans tel ou tel enseignement du Concile"(58).
56 Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, EN 80: I.c., p. 73.
57 Cf. CONC. CUM. VAT. II, Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, AGD 6
58 Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, EN 80: I.c., EN 73.
A ce sujet, je recommande vivement aux théologiens et aux professionnels de la presse chrétienne de coopérer toujours davantage à la mission, afin de bien saisir le sens profond de leur tâche importante, en suivant la voie droite du sentire cum Ecclesia.
Les difficultés internes et externes ne doivent pas nous rendre pessimistes ou inactifs. Ce qui compte - ici comme en tout domaine de la vie chrétienne -, c'est la confiance qui vient de la foi, c'est-à-dire de la certitude que nous ne sommes pas nous-mêmes les protagonistes de la mission mais que c'est Jésus Christ et son Esprit. Nous ne sommes que des collaborateurs et, quand nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir, nous devons dire: " Nous sommes des serviteurs inutiles. Nous avons fait ce que nous devions faire " (Lc 17,10).
37 La mission ad gentes n'a pas de limites, en raison du précepte universel du Christ. On peut néanmoins distinguer différents domaines dans lesquels elle s'accomplit, de manière à tracer le tableau réel de la situation.
a) Les territoires
L'activité missionnaire a généralement été définie par rapport à des territoires précis. Le Concile Vatican II a reconnu la dimension territoriale de la mission ad gentes(59), importante aujourd'hui encore pour déterminer les responsabilités, les compétences et les limites géographiques de l'action. Il est vrai qu'à une mission universelle doit correspondre une perspective universelle: l'Eglise, en effet, ne peut accepter que des délimitations territoriales et des empêchements politiques fassent obstacle à sa présence missionnaire. Mais il est vrai, également, que l'activité missionnaire ad gentes, différente de la charge pastorale des fidèles et de la nouvelle évangélisation des non-pratiquants, s'exerce dans des territoires et pour des groupes humains bien déterminés.
59 Cf. Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, AGD 6
La multiplication des jeunes Eglises à une époque récente ne doit pas faire illusion. Dans les territoires confiés à ces Eglises, surtout en Asie, mais aussi en Afrique, en Amérique latine et en Océanie, il existe de vastes régions qui n'ont pas été évangélisées: des peuples entiers et des espaces culturels de grande importance dans bon nombre de nations, n'ont pas encore été rejoints par l'annonce de l'Evangile et par la présence d'une Eglise locale(60). Même dans des pays de tradition chrétienne, il existe des régions placées sous le régime spécifique de la mission ad gentes, des groupes humains et des contrées qui n'ont pas été touchés par l'Evangile. Dans ces pays aussi, ce n'est donc pas seulement une nouvelle évangélisation qui s'impose, mais, en certains cas, une première évangélisation(61).
60 Cf. ibid, AGD 20
61 Cf. Discours aux membres du Symposium du Conseil des Conférences épiscopales d'Europe, 11 octobre 1985: AAS 78 (1986), pp. 178-189.
Cependant, les situations ne sont pas homogènes. Tout en reconnaissant que les affirmations qui portent sur les responsabilités missionnaires de l'Eglise ne sont pas recevables si elles ne sont authentifiées par un sérieux engagement pour la nouvelle évangélisation dans les pays de vieille tradition chrétienne, il ne paraît pas juste de mettre sur le même plan la situation d'un peuple qui n'a jamais connu Jésus Christ et celle d'un autre qui l'a connu, accepté puis refusé, tout en continuant à vivre dans une culture qui a assimilé en grande partie les principes et les valeurs évangéliques. En ce qui concerne la foi, ce sont deux situations substantiellement différentes.
Ainsi, le critère géographique, même s'il n'est pas très précis et s'il est toujours provisoire, sert encore à préciser les frontières vers lesquelles doit se porter l'activité missionnaire. Il existe des pays et des aires géographiques et culturelles sans communauté chrétienne autochtone; ailleurs, ces communautés sont si petites qu'elles ne constituent pas un signe clair de présence chrétienne; il peut se faire aussi qu'elles manquent de dynamisme pour évangéliser leur société ou qu'elles appartiennent à des populations minoritaires qui ne sont pas intégrées dans la culture nationale dominante. Sur le continent asiatique en particulier, vers lequel devrait se diriger en priorité la mission ad gentes, les chrétiens sont en petite minorité, même si parfois on y constate des mouvements de conversion significatifs et de remarquables modes de présence chrétienne.
b) Mondes nouveaux et phénomènes sociaux nouveaux
Les transformations rapides et profondes qui caractérisent le monde d'aujourd'hui, notamment le Sud, exercent une forte influence sur le cadre de la mission: là ou, auparavant, il y avait des situations humaines et sociales stables, tout se trouve aujourd'hui en mouvement. Que l'on pense, par exemple, à l'urbanisation et à la croissance massive des villes, surtout si la pression démographique est plus forte. D'ores et déjà, dans un bon nombre de pays, plus de la moitié de la population vit dans des mégapoles ou les problèmes humains sont souvent aggravés par l'anonymat dans lequel se sentent plongées les multitudes.
Au cours des temps modernes, l'activité missionnaire s'est surtout déroulée dans des régions isolées, éloignées des centres civilisés et inaccessibles par suite des difficultés de communication, de langue, de climat. Aujourd'hui, l'image de la mission ad gentes est peut-être en train de changer: ses lieux privilégiés devraient être les grandes cités ou apparaissent des moeurs nouvelles et de nouveaux modèles de vie, de nouvelles formes de culture et de communication qui, ensuite, influent sur l'ensemble de la population. Il est vrai que le "choix des plus petits" doit conduire à ne pas ignorer les groupes humains les plus marginaux ou les plus isolés, mais il n'en est pas moins vrai que l'on ne peut évangéliser les personnes ou les petits groupes en négligeant les centres ou naît, pour ainsi dire, une humanité nouvelle avec de nouveaux modèles de développement. L'avenir des jeunes nations est en train de se forger dans les villes.
En parlant de l'avenir, on ne peut oublier les jeunes qui, dans de nombreux pays, constituent déjà plus de la moitié de la population. Comment faire parvenir le message du Christ aux jeunes non chrétiens qui sont l'avenir de continents entiers? A l'évidence, les moyens ordinaires de la pastorale ne suffisent plus: il faut des associations et des institutions, des groupes et des centres de jeunes, des initiatives culturelles et sociales pour les jeunes. Voilà un domaine ou les Mouvements ecclésiaux modernes trouvent un ample champ d'action.
Parmi les grandes mutations du monde contemporain, les migrations ont produit un phénomène nouveau: les non-chrétiens arrivent en grand nombre dans les pays de vieille tradition chrétienne, créant des occasions nouvelles de contacts et d'échanges culturels, invitant l'Eglise à l'accueil, au dialogue, à l'assistance, en un mot, à la fraternité. Parmi les migrants, les réfugiés occupent une place tout à fait particulière et méritent la plus grande attention. Ils sont maintenant des millions et des millions dans le monde et ne cessent d'augmenter: ils ont fui des situations d'oppression politique et de misère inhumaine, de famine et de sécheresse qui ont pris des proportions catastrophiques. L'Eglise doit les indure dans le champ de sa sollicitude apostolique.
Enfin, on peut rappeler les situations de pauvreté, souvent intolérable, qui se créent dans de nombreux pays et sont fréquemment à l'origine de migrations massives. Ces situations inhumaines constituent un défi pour la communauté de ceux qui croient au Christ: l'annonce du Christ et du Règne de Dieu doit devenir un moyen de rachat humain pour ces populations.
c) Aires culturelles ou aréopages modernes
Paul, après avoir prêche dans de nombreux endroits, parvient à Athènes et se rend à l'Aréopage ou il annonce l'Evangile en utilisant un langage adapté et compréhensible dans ce milieu (cf. Ac 17,22-31). L'Aréopage représentait alors le centre de la culture des Athéniens instruits et il peut aujourd'hui être pris comme symbole des nouveaux milieux ou l'on doit proclamer l'Evangile.
Le premier aréopage des temps modernes est le monde de la communication, qui donne une unité à l'humanité en faisant d'elle, comme on dit, "un grand village". Les médias ont pris une telle importance qu'ils sont, pour beaucoup de gens, le moyen principal d'information et de formation; ils guident et inspirent les comportements individuels, familiaux et sociaux. Ce sont surtout les nouvelles générations qui grandissent dans un monde conditionné par les médias. On a peut-être un peu négligé cet aréopage. On privilégie généralement d'autres moyens d'annonce évangélique et de formation, tandis que les médias sont laissés à l'initiative des particuliers ou de petits groupes et n'entrent dans la programmation pastorale que de manière secondaire. L'engagement dans les médias, toutefois, n'a pas pour seul but de démultiplier l'annonce. Il s'agit d'une réalité plus profonde car l'évangélisation même de la culture moderne dépend en grande partie de leur influence. Il ne suffit donc pas de les utiliser pour assurer la diffusion du message chrétien et de l'enseignement de l'Eglise, mais il faut intégrer le message dans cette "nouvelle culture" créée par les moyens de communication modernes. C'est un problème complexe car, sans même parler de son contenu, cette culture vient précisément de ce qu'il existe de nouveaux modes de communiquer avec de nouveaux langages, de nouvelles techniques, de nouveaux comportements. Mon prédécesseur Paul VI disait que " la rupture entre Evangile et culture est sans doute le drame de notre époque "(62); le domaine de la communication actuelle vient pleinement confirmer ce jugement.
62 Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, EN 20: I.c, p. 19.
Il existe, dans le monde moderne, beaucoup d'autres aréopages vers lesquels il faut orienter l'activité missionnaire de l'Eglise. Par exemple, l'engagement pour la paix, le développement et la libération des peuples, les droits de l'homme et des peuples, surtout ceux des minorités, la promotion de la femme et de l'enfant, la sauvegarde de la création, autant de domaines à éclairer par la lumière de l'Evangile.
En outre, il faut rappeler le très vaste aréopage de la culture, de la recherche scientifique, des rapports internationaux qui favorisent le dialogue et conduisent à de nouveaux projets de vie. Il faut être attentif à ces réalités modernes et y attacher de l'importance. Les hommes ont le sentiment d'être comme des marins sur la mer de la vie, appelés à une unité et à une solidarité toujours plus grandes. Les solutions des problèmes posés par l'existence doivent être étudiées, discutées, mises à l'épreuve avec le concours de tous. Voilà pourquoi les organismes et les rassemblements internationaux prennent toujours plus d'importance dans de nombreux secteurs de la vie humaine, de la culture à la politique, de l'économie à la recherche. Les chrétiens qui vivent et travaillent à ce niveau international se rappelleront toujours qu'ils doivent témoigner de l'Evangile.
38 Notre époque est tout à la fois dramatique et fascinante. Tandis que, d'un côté, les hommes semblent rechercher ardemment la prospérité matérielle et se plonger toujours davantage dans le matérialisme de la consommation, d'un autre côté, on voit surgir une angoissante quête du sens, un besoin d'intériorité, un désir d'apprendre des formes et des méthodes nouvelles de concentration et de prière. Dans les cultures imprégnées de religiosité, mais aussi dans les sociétés sécularisées, on recherche la dimension spirituelle de la vie comme antidote à la déshumanisation. Le phénomène que l'on nomme "retour du religieux" n'est pas sans ambiguïté, mais il contient un appel. L'Eglise a un immense patrimoine spirituel à offrir à l'humanité dans le Christ qui se proclame a la Voie, la Vérité et la Vie" (Jn 14,6). C'est la voie chrétienne qui mène à la rencontre de Dieu, à la prière, à l'ascèse, à la découverte du sens de la vie. Voilà encore un aréopage à évangéliser.
39 Toutes les formes de l'activité missionnaire sont marquées par la conscience que l'on favorise la liberté de l'homme en lui annonçant Jésus Christ. L'Eglise doit être fidèle au Christ, dont elle est le corps et dont elle poursuit la mission. Il est nécessaire qu'elle " suive la même route que le Christ, la route de la pauvreté, de l'obéissance, du service et de l'immolation de soi jusqu'à la mort, dont il est sorti victorieux par sa résurrection"(63). L'Eglise doit donc tout faire pour déployer sa mission dans le monde et atteindre tous les peuples; elle en a aussi le droit, qui lui a été donné par Dieu pour la mise en oeuvre de son plan. La liberté religieuse, parfois encore limitée ou restreinte, est la condition et la garantie de toutes les libertés qui fondent le bien commun des personnes et des peuples. Il faut souhaiter que la véritable liberté religieuse soit accordée à tous en tout lieu, et l'Eglise s'y emploie dans les différents pays, surtout dans les pays à majorité catholique ou elle a une plus grande influence. Cependant, il ne s'agit pas d'une question de religion de la majorité ou de la minorité, mais bien d'un droit inaliénable de toute personne humaine.
D'autre part, l'Eglise s'adresse à l'homme dans l'entier respect de sa liberté (64): la mission ne restreint pas la liberté, mais elle la favorise. L'Eglise propose, elle n'impose rien: elle respecte les personnes et les cultures, et elle s'arrête devant l'autel de la conscience. A ceux qui s'opposent, sous les prétextes les plus variés, à son activité missionnaire, l'Eglise répète: Ouvrez les portes au Christ!
63 CONC. CUM. VAT. II, Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, AGD 5 cf. Const. dogm. sur l'Eglise Lumen gentium, LG 8
64 Cf. CONC. CUM. VAT. II, Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis humanae, DH 3-4 PAUL VI, Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, EN 79-80: l.c., pp. 71-75; JEAN-PAUL II, Encycl. Redemptor hominis, RH 12: Ic, pp. 278-281.
Je m'adresse à toutes les Eglises particulières, jeunes et anciennes. Le monde est en train de s'unifier toujours davantage l'esprit de l'Evangile doit conduire à surmonter les barrières des cultures, des nationalismes, écartant toute fermeture. Benoît XV donnait déjà cet avertissement aux missionnaires de son époque: ne jamais "oublier sa dignité personnelle au point de penser davantage à sa patrie terrestre qu'à celle du ciel"(65). La même recommandation vaut aujourd'hui pour les Eglises particulières: ouvrez les portes aux missionnaires, car "toute Eglise particulière qui se couperait volontairement de l'Eglise universelle perdrait sa référence au dessein de Dieu; elle s'appauvrirait dans sa dimension ecclésiale"(66).
65 Lettre ap. Maximum illud: p. 446.
66 PAUL VI, Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, c, p. 52.
40 L'activité missionnaire représente aujourd'hui encore le plus grand des défis pour l'Eglise. Tandis que nous nous approchons de la fin du deuxième millénaire de la Rédemption, il devient toujours plus évident que les nations qui n'ont pas encore reçu la première annonce du Christ constituent la majeure partie de l'humanité. Le bilan de l'activité missionnaire des temps modernes est certes positif: l'Eglise a été établie sur tous les continents, et même la majorité des fidèles et des Eglises particulières ne se trouve plus aujourd'hui dans la vieille Europe, mais sur les continents que les missionnaires ont ouverts à la foi.
Il demeure, toutefois, que les "extrémités de la terre" ou l'on doit porter l'Evangile reculent toujours davantage et la parole de Tertullien, selon laquelle l'Evangile a été annoncé à toute la terre et à tous les peuples(67), est bien loin de se vérifier dans les faits: la mission ad gentes n'en est encore qu'à ses débuts. De nouveaux peuples font leur entrée sur la scène mondiale et ils ont le droit, eux aussi, de recevoir l'annonce du salut. La croissance démographique du Sud et de l'Est, dans des pays non chrétiens, fait augmenter continuellement le nombre des personnes qui ignorent la Rédemption opérée par le Christ.
67 Cf. De praescriptione haereticorum, XX: CCL I, 201-202.
Il faut orienter l'attention missionnaire vers les aires géographiques et vers les milieux culturels qui sont restés à l'écart de l'influence de l'Evangile. Tous ceux qui croient au Christ doivent éprouver, comme partie intégrante de leur foi, le zèle apostolique de transmettre aux autres la joie et la lumière de la foi. Ce zèle doit devenir pour ainsi dire une faim et une soif de faire connaître le Seigneur, dès lors que le regard se porte sur les horizons immenses du monde non chrétien.
41 " L'activité missionnaire n'est rien d'autre, elle n'est rien de moins que la manifestation du dessein de Dieu, son épiphanie et sa réalisation dans le monde et son histoire, dans laquelle Dieu conduit clairement à son terme, au moyen de la mission, l'histoire du salut "(68). Quels sont les chemins suivis par l'Eglise pour arriver à ce résultat?
68 CONC. CUM. VAT. II, Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, AGD 9 cf. chap. II, nn. 10-18.
La mission est une réalité globale, mais complexe, qui s'accomplit de différentes manières dont certaines ont une importance particulière dans la situation actuelle de l'Eglise et du monde.
42 L'homme contemporain croit plus les témoins que les maitres(69), l'expérience que la doctrine, la vie et les faits que les théories. Première forme de la mission, le témoignage de la vie chrétienne est aussi irremplaçable. Le Christ, dont nous continuons la mission, est le " témoin" par excellence (cf. Ap 1,5 Ap 3,14) et le modèle du témoignage chrétien. L'Esprit Saint accompagne l'Eglise dans son cheminement et l'associe au témoignage qu'Il rend au Christ (cf. Jn 15,26-27).
69 Cf. PAUL VI, Exhort. ap. Evangelii nvntiandi, EN 41: I.c., pp.
La première forme de témoignage est la vie même du missionnaire, de la famille chrétienne et de la communauté ecclésiale, qui rend visible un nouveau mode de comportement. Le missionnaire qui, malgré toutes ses limites et ses imperfections humaines, vit avec simplicité à l'exemple du Christ est un signe de Dieu et des réalités transcendantes. Mais tous dans l'Eglise, en s'efforçant d'imiter le divin Maitre, peuvent et doivent donner ce témoignage(70); dans bien des cas, c'est la seule façon possible d'être missionnaire.
70 Cf. CONC. CUM. VAT. II, Const. dogm. sur l'Eglise Lumen gentium, LG 28 LG 35 LG 38, Const. past. sur l'Eglise dans le monde de ce temps Gaudism et spes, GS 43, Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, AGD 11-12
Le témoignage évangélique auquel le monde est le plus sensible est celui de l'attention aux personnes et de la charité envers les pauvres, les petits et ceux qui souffrent. La gratuité de cette attitude et de ces actions, qui contrastent profondément avec l'égoïsme présent en l'homme, suscite des interrogations précises qui orientent vers Dieu et vers l'Evangile. De même, l'engagement pour la paix, la justice, les droits de l'homme, la promotion de la personne humaine est un témoignage évangélique dans la mesure ou il est une marque d'attention aux personnes et ou il tend vers le développement intégral de l'homme(71).
71 Cf. PAUL VI, Encycl. Populorum progressio (26 mars 1967), PP 21 PP 42: AAS 59 (1967), pp. 267-268, 278.
43 Les chrétiens et les communautés chrétiennes sont profondément intégrés à la vie de leurs peuples, et ils sont des signes évangéliques par la fidélité à leur patrie, à leur peuple, à leur culture nationale, tout en gardant la liberté que le Christ leur a acquise. Le christianisme est ouvert à la fraternité universelle, parce que tous les hommes sont fils du même Père et frères dans le Christ.
L'Eglise est appelée à rendre son témoignage au Christ en prenant des positions courageuses et prophétiques face à la corruption du pouvoir politique ou économique; en ne recherchant ni la gloire ni les biens matériels; en utilisant ce qu'elle possède pour servir les plus pauvres, et en imitant la simplicité de la vie du Christ. L'Eglise et les missionnaires doivent donner également le témoignage de l'humilité, d'abord envers eux-mêmes, en devenant capables d'un examen de conscience au niveau personnel et communautaire, afin de corriger dans leurs comportements ce qui s'oppose à l'Evangile et défigure le visage du Christ.
44 L'annonce a, en permanence, la priorité dans la mission. L'Eglise ne peut se soustraire au mandat explicite du Christ, elle ne peut pas priver les hommes de la Bonne Nouvelle qu'ils sont aimés de Dieu et sauvés par lui. " L'évangélisation contiendra aussi toujours - base, centre et sommet à la fois de son dynamisme - une claire proclamation que, en Jésus Christ (...), le salut est offert à tout homme, comme don de grâce et miséricorde de Dieu "(72). Toutes les formes de l'activité missionnaire tendent à cette proclamation qui révèle et introduit dans le mystère caché depuis les siècles et dévoilé dans le Christ (cf. Ep 3,3-9 Col 1,25-29), mystère qui est au coeur de la mission et de la vie de l'Eglise, et qui forme le pivot de toute l'évangélisation.
Dans la réalité complexe de la mission, la première annonce a un rôle central et irremplaçable parce qu'elle introduit "dans le mystère de l'amour de Dieu, qui appelle à nouer des rapports personnels avec lui dans le Christ"(73) et qu'elle ouvre la voie à la conversion. La foi naît de l'annonce et toute communauté ecclésiale tire son origine et sa vie de la réponse personnelle de chaque fidèle à cette annonce(74). De même que l'économie du salut est centrée sur le Christ, de même l'activité missionnaire tend à la proclamation de son mystère.
72 PAUL VI, Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, EN 27: I.c., p. 23.
73 CONC. CUM. VAT. II, Decret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes, AGD 13
74 Cf. PAUL VI, Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, EN 15: I.c., pp. 13-15; CONC. CUM. VAT. II, Décret sur l'activité missionnaire de l'Eglise Ad gentes AGD 13-14
L'annonce a pour objet le Christ crucifié, mort et ressuscité: en lui s'accomplit la pleine et authentique libération du mal, du péché et de la mort; en lui, Dieu donne la "vie nouvelle", divine et éternelle. Telle est la Bonne Nouvelle qui transforme l'homme et l'histoire de l'humanité et que tous les peuples ont le droit de connaître. Cette annonce doit être faite dans le contexte de la vie de l'homme et des peuples qui la reçoivent. Elle doit également être faite avec une attitude d'amour et d'estime envers celui qui écoute, dans un langage concret et adapté aux circonstances. Dans cette annonce, l'Esprit est à l'oeuvre et instaure une communion entre le missionnaire et les auditeurs, ce qui est possible dans la mesure ou ils communient entre eux, par le Christ, avec le Père(75).
75 Cf. Encycl. Dominum et vivificantem, DEV 42 DEV 64: I.c., pp. 857-859, 892-894.
45 L'annonce n'est jamais une action personnelle, car elle est faite en union avec toute la communauté ecclésiale. Le missionnaire est présent et agit en vertu d'un mandat reçu et, même s'il est seul, il est rattaché par des liens invisibles mais profonds à l'activité évangélisatrice de toute l'Eglise(76). Tôt ou tard, les auditeurs entrevoient derrière lui la communauté qui l'a envoyé et le soutient.
76 Cf. PAUL VI, Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, EN 60: I.c., pp. 50-51.
L'annonce est animée par la foi, qui donne au missionnaire de l'enthousiasme et de la ferveur. Pour définir cette attitude, comme on l'a déjà dit, les Actes emploient le terme parrhesia qui signifie parler avec hardiesse et courage; ce terme se trouve dans saint Paul: " Notre Dieu nous a accordé de prêcher en toute hardiesse devant vous l'Evangile de Dieu, au milieu d'une lutte pénible" (1Th 2,2). "Priez aussi pour moi, afin qu'il me soit donné d'ouvrir la bouche pour parler et d'annoncer hardiment le Mystère de l'Evangile, dont je suis l'ambassadeur dans mes chaînes obtenez-moi la hardiesse d'en parler comme je le dois" (Ep 6,19-20).
Dans l'annonce du Christ aux non-chrétiens, le missionnaire est convaincu qu'il existe déjà, tant chez les individus que chez les peuples, grâce à l'action de l'Esprit, une attente, même inconsciente, de connaître la vérité sur Dieu, sur l'homme, sur la voie qui mène à la libération du péché et de la mort. L'enthousiasme à annoncer le Christ vient de la conviction que l'on répond à cette attente; c'est pourquoi le missionnaire ne se décourage pas ni ne renonce à son témoignage, même s'il est appelé à manifester sa foi dans un milieu hostile ou indifférent. Il sait que l'Esprit du Père parle en lui (cf. Mt 10,17-20 Lc 12,11-12) et il peut redire avec les Apôtres: "Nous sommes témoins de ces choses, nous et l'Esprit Saint" (Ac 5,32). Il sait qu'il n'annonce pas une vérité humaine, mais la "Parole de Dieu", qui a une puissance intrinsèque et mystérieuse (cf. Rm 1,16).
La preuve suprême est le don de la vie jusqu'à l'acceptation de la mort pour témoigner de la foi au Christ. Comme toujours dans l'histoire chrétienne, les "martyrs", c'est-à-dire les témoins, sont nombreux et ils sont indispensables à la marche de l'Evangile. A notre époque aussi, il en est beaucoup: évêques, prêtres, religieux et religieuses, laïcs, parfois héros inconnus, qui donnent leur vie en témoignage de la foi. Ce sont eux les messagers et les témoins par excellence.
1990 Redemptoris Missio 32