2002 Rosarium Virginis Mariae 17
18 Pour être introduit dans la contemplation du visage du Christ, il faut écouter, dans l'Esprit, la voix du Père, car "nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père" (Mt 11,27). Près de Césarée de Philippe, à l'occasion de la profession de foi de Pierre, Jésus précisera l'origine de cette intuition si lumineuse concernant son identité: "Ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux" (Mt 16,17) . La révélation d'en haut est donc nécessaire. Mais pour l'accueillir, il est indispensable de se mettre à l'écoute: "Seule l'expérience du silence et de la prière offre le cadre approprié dans lequel la connaissance la plus vraie, la plus fidèle et la plus cohérente de ce mystère peut mûrir et se développer".(27)
Le Rosaire est l'un des parcours traditionnels de la prière chrétienne qui s'attache à la contemplation du visage du Christ. Le Pape Paul VI le décrivait ainsi: "Prière évangélique centrée sur le mystère de l'Incarnation rédemptrice, le Rosaire a donc une orientation nettement christologique. En effet, son élément le plus caractéristique - la répétition litanique de l'Ave Maria - devient lui aussi une louange incessante du Christ, objet ultime de l'annonce de l'Ange et de la salutation de la mère du Baptiste: "Le fruit de tes entrailles est béni" (Lc 1,42). Nous dirons même plus: la répétition de l'Ave Maria constitue la trame sur laquelle se développe la contemplation des mystères: le Jésus de chaque Ave Maria est celui même que la succession des mystères nous propose tour à tour Fils de Dieu et de la Vierge".(28)
27 Jean-Paul II, Lettre apost. Novo millennio ineunte (6 janvier 2001) n.20: AAS 93 (2001), p.279: La Documentation catholique 98 (2001), p.75.
28 Exhort. apost. Marialis cultus (février février 1974), n.46: AAS 66 (1974), p.155: La Documentation catholique 71 (1974), p.315.
19 Parmi tous les mystères de la vie du Christ, le Rosaire, tel qu'il s'est forgé dans la pratique la plus courante approuvée par l'autorité ecclésiale, n'en retient que quelques-uns. Ce choix s'est imposé à cause de la trame originaire de cette prière, qui s'organisa à partir du nombre 150, correspondant à celui des Psaumes.
Afin de donner une consistance nettement plus christologique au Rosaire, il me semble toutefois qu'un ajout serait opportun; tout en le laissant à la libre appréciation des personnes et des communautés, cela pourrait permettre de prendre en compte également les mystères de la vie publique du Christ entre le Baptême et la Passion. Car c'est dans l'espace de ces mystères que nous contemplons des aspects importants de la personne du Christ en tant que révélateur définitif de Dieu. Proclamé Fils bien- aimé du Père lors du Baptême dans le Jourdain, il est Celui qui annonce la venue du Royaume, en témoigne par ses oeuvres, en proclame les exigences. C'est tout au long des années de sa vie publique que le mystère du Christ se révèle à un titre spécial comme mystère de lumière: "Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde" (Jn 9,5).
Pour que l'on puisse dire de manière complète que le Rosaire est un "résumé de l'Évangile", il convient donc que, après avoir rappelé l'incarnation et la vie cachée du Christ (mystères joyeux), et avant de s'arrêter sur les souffrances de la passion (mystères douloureux), puis sur le triomphe de la résurrection (mystères glorieux), la méditation se tourne aussi vers quelques moments particulièrement significatifs de la vie publique (mystères lumineux). Cet ajout de nouveaux mystères, sans léser aucun aspect essentiel de l'assise traditionnelle de cette prière, a pour but de la placer dans la spiritualité chrétienne, avec une attention renouvelée, comme une authentique introduction aux profondeurs du Coeur du Christ, abîme de joie et de lumière, de douleur et de gloire.
20 Le premier cycle, celui des "mystères joyeux", est effectivement caractérisé par la joie qui rayonne de l'événement de l'Incarnation Cela est évident dès l'Annonciation où le salut de l'Ange Gabriel à la Vierge de Nazareth rappelle l'invitation à la joie messianique: "Réjouis-toi, Marie". Toute l'histoire du salut, bien plus en un sens, l'histoire même du monde, aboutit à cette annonce. En effet, si le dessein du Père est de récapituler toutes choses dans le Christ (cf. Ep 1,10), c'est l'univers entier qui, d'une certaine manière, est touché par la faveur divine avec laquelle le Père se penche sur Marie pour qu'elle devienne la Mère de son Fils. A son tour, toute l'humanité se trouve comme contenue dans le fiat par lequel elle correspond avec promptitude à la volonté de Dieu.
C'est une note d'exultation qui marque la scène de la rencontre avec Élisabeth, où la voix de Marie et la présence du Christ en son sein font que Jean "tressaille d'allégresse" (cf. Lc 1,44). Une atmosphère de liesse baigne la scène de Bethléem, où la naissance de l'Enfant divin, le Sauveur du monde, est chantée par les anges et annoncée aux bergers justement comme "une grande joie" (Lc 2,10).
Mais, les deux derniers mystères, qui conservent toutefois cette note de joie, anticipent les signes du drame. En effet, la présentation au temple, tout en exprimant la joie de la consécration et en plongeant le vieillard Syméon dans l'extase, souligne aussi la prophétie du "signe en butte à la contradiction" que sera l'Enfant pour Israël et de l'épée qui transpercera l'âme de sa Mère (cf. Lc 2,34-35). L'épisode de Jésus au temple, lorsqu'il eut douze ans, est lui aussi tout à la fois joyeux et dramatique. Il se dévoile là dans sa divine sagesse tandis qu'il écoute et interroge; et il se présente essentiellement comme celui qui "enseigne". La révélation de son mystère de Fils tout entier consacré aux choses du Père est une annonce de la radicalité évangélique qui remet en cause les liens même les plus chers à l'homme face aux exigences absolues du Royaume. Joseph et Marie eux-mêmes, émus et angoissés, "ne comprirent pas" ses paroles (Lc 2,50).
Méditer les mystères "joyeux" veut donc dire entrer dans les motivations ultimes et dans la signification profonde de la joie chrétienne. Cela revient à fixer les yeux sur la dimension concrète du mystère de l'Incarnation et sur une annonce encore obscure et voilée du mystère de la souffrance salvifique. Marie nous conduit à la connaissance du secret de la joie chrétienne, en nous rappelant que le christianisme est avant tout euangelion, "bonne nouvelle", dont le centre, plus encore le contenu lui-même, réside dans la personne du Christ, le Verbe fait chair, l'unique Sauveur du monde.
21 Passant de l'enfance de Jésus et de la vie à Nazareth à sa vie publique, nous sommes amenés à contempler ces mystères que l'on peut appeler, à un titre spécial, "mystères de lumière". En réalité, c'est tout le mystère du Christ qui est lumière. Il est la "lumière du monde" (Jn 8,12). Mais cette dimension est particulièrement visible durant les années de sa vie publique, lorsqu'il annonce l'Évangile du Royaume. Si l'on veut indiquer à la communauté chrétienne cinq moments significatifs - mystères "lumineux" - de cette période de la vie du Christ, il me semble que l'on peut les mettre ainsi en évidence: 1. au moment de son Baptême au Jourdain, 2. dans son auto-révélation aux noces de Cana, 3. dans l'annonce du Royaume de Dieu avec l'invitation à la conversion, 4. dans sa Transfiguration et enfin 5. dans l'institution de l'Eucharistie, expression sacramentelle du mystère pascal.
Chacun de ces mystères est une révélation du Royaume désormais présent dans la personne de Jésus.
Le Baptême au Jourdain est avant tout un mystère de lumière. En ce lieu, alors que le Christ descend dans les eaux du fleuve comme l'innocent qui se fait "péché" pour nous (cf. 2Co 5,21), les cieux s'ouvrent, la voix du Père le proclame son Fils bien-aimé (cf. Mt 3,17, tandis que l'Esprit descend sur Lui pour l'investir de la mission qui l'attend. Le début des signes à Cana est un mystère de lumière (cf. Jn 2,1-12), au moment où le Christ, changeant l'eau en vin, ouvre le coeur des disciples à la foi grâce à l'intervention de Marie, la première des croyantes. C'est aussi un mystère de lumière que la prédication par laquelle Jésus annonce l'avènement du Royaume de Dieu et invite à la conversion (cf. Mc 1,15), remettant les péchés de ceux qui s'approchent de Lui avec une foi humble (cf. Mc 2,3-13 Lc 7,47-48); ce ministère de miséricorde qu'il a commencé, il le poursuivra jusqu'à la fin des temps, principalement à travers le sacrement de la Réconciliation, confié à son Église (cf. Jn 20,22-23). La Transfiguration est le mystère de lumière par excellence. Selon la tradition, elle survint sur le Mont Thabor. La gloire de la divinité resplendit sur le visage du Christ, tandis que, aux Apôtres en extase, le Père le donne à reconnaître pour qu'ils "l'écoutent" (cf. Lc 9,35) et qu'ils se préparent à vivre avec Lui le moment douloureux de la Passion, afin de parvenir avec Lui à la joie de la Résurrection et à une vie transfigurée par l'Esprit Saint. Enfin, c'est un mystère de lumière que l'institution de l'Eucharistie dans laquelle le Christ se fait nourriture par son Corps et par son Sang sous les signes du pain et du vin, donnant "jusqu'au bout" le témoignage de son amour pour l'humanité (Jn 13,1), pour le salut de laquelle il s'offrira en sacrifice.
Dans ces mystères, à l'exception de Cana, Marie n'est présente qu'en arrière-fond. Les Évangiles ne font que quelques brèves allusions à sa présence occasionnelle à un moment ou à un autre de la prédication de Jésus (cf. Mc 3,31-35 Jn 2,12), et ils ne disent rien à propos de son éventuelle présence au Cénacle au moment de l'institution de l'Eucharistie. Mais la fonction qu'elle remplit à Cana accompagne, d'une certaine manière, tout le parcours du Christ. La révélation qui, au moment du Baptême au Jourdain, est donnée directement par le Père et dont le Baptiste se fait l'écho, est sur ses lèvres à Cana et devient la grande recommandation que la Mère adresse à l'Église de tous les temps: "Faites tout ce qu'il vous dira" (Jn 2,5). C'est une recommandation qui nous fait entrer dans les paroles et dans les signes du Christ durant sa vie publique, constituant le fond marial de tous les "mystères de lumière".
22 Les Évangiles donnent une grande importance aux mystères douloureux du Christ. Depuis toujours la piété chrétienne, spécialement pendant le Carême à travers la pratique du chemin de Croix, s'est arrêtée sur chaque moment de la Passion, comprenant que là se trouve le point culminant de la révélation de l'amour et que là aussi se trouve la source de notre salut. Le Rosaire choisit certains moments de la Passion, incitant la personne qui prie à les fixer avec le regard du coeur et à les revivre. Le parcours de la méditation s'ouvre sur Gethsémani, où le Christ vit un moment particulièrement angoissant, confronté à la volonté du Père face à laquelle la faiblesse de la chair serait tentée de se rebeller. A ce moment-là, le Christ se tient dans le lieu de toutes les tentations de l'humanité et face à tous les péchés de l'humanité pour dire au Père: "Que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne!" (Lc 22,42). Son "oui" efface le "non" de nos premiers parents au jardin d'Eden. Et ce qu'il doit lui en coûter d'adhérer à la volonté du Père apparaît dans les mystères suivants, la flagellation, le couronnement d'épines, la montée au Calvaire, la mort en croix, par lesquels il est plongé dans la plus grande abjection: Ecce homo!
Dans cette abjection se révèle non seulement l'amour de Dieu mais le sens même de l'homme. Ecce homo: qui veut connaître l'homme doit savoir en reconnaître le sens, l'origine et l'accomplissement dans le Christ, Dieu qui s'abaisse par amour "jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix" (Ph 2,8). Les mystères douloureux conduisent le croyant à revivre la mort de Jésus en se mettant au pied de la croix, près de Marie, pour pénétrer avec elle dans les profondeurs de l'amour de Dieu pour l'homme et pour en sentir toute la force régénératrice.
23 "La contemplation du visage du Christ ne peut s'arrêter à son image de crucifié. Il est le Ressuscité!".(29) Depuis toujours le Rosaire exprime cette conscience de la foi, invitant le croyant à aller au- delà de l'obscurité de la Passion, pour fixer son regard sur la gloire du Christ dans la Résurrection et dans l'Ascension. En contemplant le Ressuscité, le chrétien redécouvre les raisons de sa propre foi (cf. 1Co 15,14), et il revit la joie non seulement de ceux à qui le Christ s'est manifesté - les Apôtres, Marie-Madeleine, les disciples d'Emmaüs -, mais aussi la joie de Marie, qui a dû faire une expérience non moins intense de la vie nouvelle de son Fils glorifié. A cette gloire qui, par l'Ascension, place le Christ à la droite du Père, elle sera elle-même associée par l'Assomption, anticipant, par un privilège très spécial, la destinée réservée à tous les justes par la résurrection de la chair. Enfin, couronnée de gloire - comme on le voit dans le dernier mystère glorieux -, elle brille comme Reine des Anges et des Saints, anticipation et sommet de la condition eschatologique de l'Église.
Dans le troisième mystère glorieux, le Rosaire place au centre de ce parcours glorieux du Fils et de sa Mère la Pentecôte, qui montre le visage de l'Église comme famille unie à Marie, ravivée par l'effusion puissante de l'Esprit et prête pour la mission évangélisatrice. La contemplation de ce mystère, comme des autres mystères glorieux, doit inciter les croyants à prendre une conscience toujours plus vive de leur existence nouvelle dans le Christ, dans la réalité de l'Église, existence dont la scène de la Pentecôte constitue la grande "icône". Les mystères glorieux nourrissent ainsi chez les croyants l'espérance de la fin eschatologique vers laquelle ils sont en marche comme membres du peuple de Dieu qui chemine à travers l'histoire. Ceci ne peut pas ne pas les pousser à témoigner avec courage de cette "joyeuse annonce" qui donne sens à toute leur existence.
29 Jean-Paul II, Lettre apostolique Novo millennio ineunte (6 janvier 2001), n.28: AAS 93 (2001), p.284: La Documentation catholique 98 (2001), p.77.
24 Ces cycles de méditation proposés par le Saint Rosaire ne sont certes pas exhaustifs, mais ils rappellent l'essentiel, donnant à l'esprit le goût d'une connaissance du Christ qui puise continuellement à la source pure du texte évangélique. Chaque trait singulier de la vie du Christ, tel qu'il est raconté par les Évangélistes, brille de ce Mystère qui surpasse toute connaissance (cf. Ep 3,19). C'est le mystère du Verbe fait chair, en qui, "dans son propre corps, habite la plénitude de la divinité" (cf. Col 2,9). C'est pourquoi le Catéchisme de l'Église catholique insiste tant sur les mystères du Christ, rappelant que "toute la vie de Jésus est signe de son mystère".(30) Le "duc in altum" de l'Église dans le troisième millénaire se mesure à la capacité des chrétiens de "pénétrer le mystère de Dieu, dans lequel se trouvent, cachés, tous les trésors de la sagesse et de la connaissance" (Col 2,2-3). C'est à chaque baptisé que s'adresse le souhait ardent de la lettre aux Éphésiens: "Que le Christ habite en vos coeurs par la foi; restez enracinés dans l'amour, établis dans l'amour. Ainsi (...) vous connaîtrez l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance. Alors vous serez comblés jusqu'à entrer dans la plénitude de Dieu" (Ep 3,17-19).
Le Rosaire se met au service de cet idéal, livrant le "secret" qui permet de s'ouvrir plus facilement à une connaissance du Christ qui est profonde et qui engage. Nous pourrions l'appeler le chemin de Marie. C'est le chemin de l'exemple de la Vierge de Nazareth, femme de foi, de silence et d'écoute. C'est en même temps le chemin d'une dévotion mariale, animée de la conscience du rapport indissoluble qui lie le Christ à sa très sainte Mère: les mystères du Christ sont aussi, dans un sens, les mystères de sa Mère, même quand elle n'y est pas directement impliquée, par le fait même qu'elle vit de Lui et par Lui. Faisant nôtres dans l'Ave Maria les paroles de l'Ange Gabriel et de sainte Élisabeth, nous nous sentons toujours poussés à chercher d'une manière nouvelle en Marie, entre ses bras et dans son coeur, le "fruit béni de ses entrailles" (cf. Lc 1,42).
30 N. 515 CEC 515
25 Dans mon témoignage de 1978, évoqué ci-dessus, sur le Rosaire, ma prière préférée, j'exprimais une idée sur laquelle je voudrais revenir. Je disais alors que "la prière toute simple du Rosaire s'écoule au rythme de la vie humaine".(31)
A la lumière des réflexions faites jusqu'ici sur les mystères du Christ, il n'est pas difficile d'approfondir l'implication anthropologique du Rosaire, une implication plus radicale qu'il n'y paraît à première vue. Celui qui se met à contempler le Christ en faisant mémoire des étapes de sa vie ne peut pas ne pas découvrir aussi en Lui la vérité sur l'homme. C'est la grande affirmation du Concile Vatican II, dont j'ai si souvent fait l'objet de mon magistère, depuis l'encyclique Redemptor hominis:
"En réalité, le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné".(32) Le Rosaire aide à s'ouvrir à cette lumière. En suivant le chemin du Christ, en qui le chemin de l'homme est "récapitulé",(33) dévoilé et racheté, le croyant se place face à l'image de l'homme véritable. En contemplant sa naissance, il découvre le caractère sacré de la vie; en regardant la maison de Nazareth, il apprend la vérité fondatrice de la famille selon le dessein de Dieu; en écoutant le Maître dans les mystères de sa vie publique, il atteint la lumière qui permet d'entrer dans le Royaume de Dieu et, en le suivant sur le chemin du Calvaire, il apprend le sens de la souffrance salvifique. Enfin, en contemplant le Christ et sa Mère dans la gloire, il voit le but auquel chacun de nous est appelé, à condition de se laisser guérir et transfigurer par l'Esprit Saint.
On peut dire ainsi que chaque mystère du Rosaire, bien médité, éclaire le mystère de l'homme.
En même temps, il devient naturel d'apporter à cette rencontre avec la sainte humanité du Rédempteur les nombreux problèmes, préoccupations, labeurs et projets qui marquent notre vie. "Décharge ton fardeau sur le Seigneur: il prendra soin de toi" (Ps 55, 23). Méditer le Rosaire consiste à confier nos fardeaux aux coeurs miséricordieux du Christ et de sa Mère. A vingt-cinq ans de distance, repensant aux épreuves qui ne m'ont pas manqué même dans l'exercice de mon ministère pétrinien, j'éprouve le besoin de redire, à la manière d'une chaleureuse invitation adressée à tous pour qu'ils en fassent l'expérience personnelle: oui, vraiment le Rosaire "donne le rythme de la vie humaine", pour l'harmoniser avec le rythme de la vie divine, dans la joyeuse communion de la Sainte Trinité, destinée et aspiration ultime de notre existence.
31 Angelus du 29 octobre 1978: Insegnamenti I (1978), p.76: La Documentation catholique 75 (1978), p.958.
32 Conc. oecum. Vat. II, Const. past. sur l'Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n.22. GS 22
33 S. Irénée de Lyon, Adversus hareses, III, 18, 1: PG VII, 932: Paris (1974), pp.343-345.
26 La méditation des mystères du Christ est proposée dans le Rosaire avec une méthode caractéristique, capable par nature de favoriser leur assimilation. C'est une méthode fondée sur la répétition. Cela vaut avant tout pour l'Ave Maria, répété dix fois à chaque mystère. Si l'on s'en tient à cette répétition d'une manière superficielle, on pourrait être tenté de ne voir dans le Rosaire qu'une pratique aride et ennuyeuse. Au contraire, on peut considérer le chapelet tout autrement, si on le regarde comme l'expression de cet amour qui ne se lasse pas de se tourner vers la personne aimée par des effusions qui, même si elles sont toujours semblables dans leur manifestation, sont toujours neuves par le sentiment qui les anime.
Dans le Christ, Dieu a vraiment assumé un "coeur de chair". Il n'a pas seulement un coeur divin, riche en miséricorde et en pardon, mais il a aussi un coeur humain, capable de toutes les vibrations de l'affection. Si nous avions besoin d'un témoignage évangélique à ce propos, il ne serait pas difficile de le trouver dans le dialogue émouvant du Christ avec Pierre, après la Résurrection: "Simon, fils de Jean, m'aimes-tu?" Par trois fois la question est posée, par trois fois la réponse est donnée: "Seigneur, tu sais bien que je t'aime" (cf. Jn 21,15-17). Au-delà de la signification spécifique de ce passage si important pour la mission de Pierre, la beauté de cette triple répétition n'échappe à personne: par elle, la demande insistante et la réponse correspondante s'expriment en des termes bien connus de l'expérience universelle de l'amour humain. Pour comprendre le Rosaire, il faut entrer dans la dynamique psychologique propre à l'amour.
Une chose est claire: si la répétition de l'Ave Maria s'adresse directement à Marie, en définitive, avec elle et par elle, c'est à Jésus que s'adresse l'acte d'amour. La répétition se nourrit du désir d'être toujours plus pleinement conformé au Christ, c'est là le vrai "programme" de la vie chrétienne. Saint Paul a énoncé ce programme avec des paroles pleines de feu: "Pour moi, vivre c'est le Christ, et mourir est un avantage" (Ph 1,21). Et encore: "Ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi" (Ga 2,20). Le Rosaire nous aide à grandir dans cette conformation jusqu'à parvenir à la sainteté.
27 Que la relation au Christ puisse profiter également du soutien d'une méthode ne doit pas étonner. Dieu se communique à l'homme en respectant la façon d'être de notre nature et ses rythmes vitaux. C'est pourquoi la spiritualité chrétienne, tout en connaissant les formes les plus sublimes du silence mystique dans lequel toutes les images, toutes les paroles et tous les gestes sont comme dépassés par l'intensité d'une union ineffable de l'homme avec Dieu, est normalement marquée par l'engagement total de la personne, dans sa complexe réalité psychologique, physique et relationnelle.
Ceci apparaît de façon évidente dans la liturgie. Les sacrements et les sacramentaux sont structurés par une série de rites qui font appel aux diverses dimensions de la personne. La prière non liturgique exprime également la même exigence. Cela est corroboré par le fait qu'en Orient la prière la plus caractéristique de la méditation christologique, celle qui est centrée sur les paroles: "Jésus, Christ, Fils de Dieu, Seigneur, aie pitié de moi pécheur",(34) est traditionnellement liée au rythme de la respiration qui, tout en favorisant la persévérance dans l'invocation, assure presque une densité physique au désir que le Christ devienne la respiration, l'âme et le "tout" de la vie.
34 Catéchisme de l'Église catholique, n. 2616. CEC 2616
28 Dans la Lettre apostolique Novo millennio ineunte, j'ai rappelé qu'il y a également aujourd'hui en Occident une exigence renouvelée de méditation qui trouve parfois dans les autres religions des modalités plus attractives.(35) Il existe des chrétiens qui, parce qu'ils connaissent peu la tradition contemplative chrétienne, se laissent séduire par ces propositions. Néanmoins, même si elles ont des éléments positifs et parfois compatibles avec l'expérience chrétienne, elles cachent souvent un soubassement idéologique inacceptable. Même dans ces expériences, on note une méthodologie très en vogue qui, pour parvenir à une haute concentration spirituelle, se prévaut de techniques répétitives et symboliques, à caractère psychologique et physique. Le Rosaire se situe dans le cadre universel de la phénoménologie religieuse, mais il se définit par des caractéristiques propres qui répondent aux exigences typiques de la spécificité chrétienne.
En effet, ce n'est pas seulement une méthode de contemplation. En tant que méthode, le chapelet doit être utilisé en relation avec sa finalité propre et il ne peut pas devenir une fin en soi. Cependant, parce qu'elle est le fruit d'une expérience séculaire, la méthode elle-même ne doit pas être sous-estimée. L'expérience d'innombrables saints milite en sa faveur, ce qui n'empêche pas cependant qu'elle puisse être améliorée. C'est précisément à cette fin que vise l'intégration, dans le cycle des mystères, de la nouvelle série de mysteria lucis, ainsi que de certaines suggestions relatives à la récitation du Rosaire que propose la présente Lettre. Par ces mystères, tout en respectant la structure largement établie de cette prière, je voudrais aider les fidèles à la comprendre dans ses aspects symboliques, en harmonie avec les exigences de la vie quotidienne. Sans cela, on court le risque que non seulement le Rosaire ne produise pas les effets spirituels escomptés, mais que même le chapelet, avec lequel on a coutume de le réciter, finisse par être perçu comme une amulette ou un objet magique, en faisant un contresens radical sur son sens et sur sa fonction.
35 Cf. n.33: AAS 93 (2001), p.289: La Documentation catholique 98 (2001), pp.77-78.
29 Énoncer le mystère, et peut-être même pouvoir regarder en même temps une image qui le représente, c'est comme camper un décor sur lequel se concentre l'attention. Les paroles guident l'imagination et l'esprit vers cet épisode déterminé ou ce moment de la vie du Christ. Dans la spiritualité qui s'est développée dans l'Église, que ce soit la vénération des icônes, les nombreuses dévotions riches d'éléments sensibles ou encore la méthode elle-même proposée par saint Ignace de Loyola dans les Exercices spirituels, toutes ont eu recours à l'élément visuel et à l'imagination (la compositio loci), le considérant d'une grande aide pour favoriser la concentration de l'esprit sur le mystère. Il s'agit d'ailleurs d'une méthodologie qui correspond à la logique même de l'Incarnation: en Jésus, Dieu a voulu prendre des traits humains. C'est à travers sa réalité corporelle que nous sommes conduits à entrer en contact avec son mystère divin.
A cette exigence concrète répond aussi l'énonciation des différents mystères du Rosaire. Ils ne remplacent certainement pas l'Évangile et ils n'en rappellent même pas toutes les pages. Le Rosaire ne remplace pas non plus la lectio divina, mais il la présuppose et il la promeut. Et si les mystères contemplés dans le Rosaire, y compris le complément des mysteria lucis, se limitent aux lignes maîtresses de la vie du Christ, grâce à eux l'esprit peut facilement embrasser le reste de l'Évangile, surtout quand le Rosaire est récité dans des moments particuliers de recueillement prolongé.
30 Pour donner un fondement biblique et une profondeur plus grande à la méditation, il est utile que l'énoncé du mystère soit suivi de la proclamation d'un passage biblique correspondant qui, en fonction des circonstances, peut être plus ou moins important. Les autres paroles en effet n'atteignent jamais l'efficacité particulière de la parole inspirée. Cette dernière doit être écoutée avec la certitude qu'elle est Parole de Dieu, prononcée pour aujourd'hui et "pour moi".
Ainsi écoutée, elle entre dans la méthodologie de répétition du Rosaire, sans susciter l'ennui qui serait produit par le simple rappel d'une information déjà bien connue. Non, il ne s'agit pas de faire revenir à sa mémoire une information, mais de laisser "parler" Dieu. Dans certaines occasions solennelles et communautaires, cette parole peut être illustrée de manière heureuse par un bref commentaire.
31 L'écoute et la méditation se nourrissent du silence. Après l'énonciation du mystère et la proclamation de la Parole, il est opportun de s'arrêter pendant un temps significatif pour fixer le regard sur le mystère médité, avant de commencer la prière vocale. La redécouverte de la valeur du silence est un des secrets de la pratique de la contemplation et de la méditation. Dans une société hautement marquée par la technologie et les médias, il reste aussi que le silence devient toujours plus difficile. De même que dans la liturgie sont recommandés des moments de silence, de même, après l'écoute de la Parole de Dieu, une brève pause est opportune dans la récitation du Rosaire, tandis que l'esprit se fixe sur le contenu d'un mystère déterminé.
32 Après l'écoute de la Parole et la focalisation sur le mystère, il est naturel que l'esprit s'élève vers le Père. En chacun de ses mystères, Jésus nous conduit toujours au Père, auquel il s'adresse continuellement, parce qu'il repose en son "sein" (cf. Jn 1,18). Il veut nous introduire dans l'intimité du Père, pour que nous disions comme Lui: "Abba, Père" (Rm 8,15 Ga 4,6). C'est en rapport avec le Père qu'il fait de nous ses frères et qu'il nous fait frères les uns des autres, en nous communiquant l'Esprit qui est tout à la fois son Esprit et l'Esprit du Père.
Le "Notre Père", placé pratiquement comme au fondement de la méditation christologique et mariale qui se développe à travers la répétition de l'Ave Maria, fait de la méditation du mystère, même accomplie dans la solitude, une expérience ecclésiale.
33 C'est tout à la fois l'élément le plus consistant du Rosaire et celui qui en fait une prière mariale par excellence. Mais précisément à la lumière d'une bonne compréhension de l'Ave Maria, on perçoit avec clarté que le caractère marial, non seulement ne s'oppose pas au caractère christologique, mais au contraire le souligne et le met en relief. En effet, la première partie de l'Ave Maria, tirée des paroles adressées à Marie par l'Ange Gabriel et par sainte Élisabeth, est une contemplation d'adoration du mystère qui s'accomplit dans la Vierge de Nazareth. Ces paroles expriment, pour ainsi dire, l'admiration du ciel et de la terre, et font, en un sens, affleurer l'émerveillement de Dieu contemplant son chef d'oeuvre - l'incarnation du Fils dans le sein virginal de Marie -, dans la ligne du regard joyeux de la Genèse (cf. Gn 1,31), de l'originel "pathos avec lequel Dieu, à l'aube de la création, a regardé l'oeuvre de ses mains".(36) Dans le Rosaire, le caractère répétitif de l'Ave Marie nous fait participer à l'enchantement de Dieu: c'est la jubilation, l'étonnement, la reconnaissance du plus grand miracle de l'histoire. Il s'agit de l'accomplissement de la prophétie de Marie: "Désormais tous les âges me diront bienheureuse" (Lc 1,48).
Le centre de gravité de l'Ave Maria, qui est presque comme une charnière entre la première et la seconde partie, est le nom de Jésus. Parfois, lors d'une récitation faite trop à la hâte, ce centre de gravité disparaît, et avec lui le lien au mystère du Christ qu'on est en train de contempler. Mais c'est justement par l'accent qu'on donne au nom de Jésus et à son mystère que l'on distingue une récitation du Rosaire significative et fructueuse. Dans l'exhortation apostolique Marialis cultus, Paul VI rappelait déjà l'usage pratiqué dans certaines régions de donner du relief au nom du Christ, en ajoutant une clausule évocatrice du mystère que l'on est en train de méditer.(37) C'est une pratique louable, spécialement dans la récitation publique. Elle exprime avec force la foi christologique appliquée à divers moments de la vie du Rédempteur. Il s'agit d'une profession de foi et, en même temps, d'une aide pour demeurer vigilant dans la méditation, qui permet de vivre la fonction d'assimilation, inhérente à la répétition de l'Ave Maria, en regard du mystère du Christ. Répéter le nom de Jésus - l'unique nom par lequel il nous est donné d'espérer le salut (cf. Ac 4,12) -, étroitement lié à celui de sa Très Sainte Mère, et en la laissant presque elle-même nous le suggérer, constitue un chemin d'assimilation, qui vise à nous faire entrer toujours plus profondément dans la vie du Christ.
C'est de la relation très spécifique avec le Christ, qui fait de Marie la Mère de Dieu, la Theotokos, que découle ensuite la force de la supplication avec laquelle nous nous adressons à elle dans la seconde partie de la prière, confiant notre vie et l'heure de notre mort à sa maternelle intercession.
36 Jean-Paul II, Lettre aux artistes (4 avril 1999), n.1: AAS 91 (1999), p.1155: La Documentation catholique 96 (1999), p.451.
37 Cf. n.46: AAS 66 (1974), p.155: La Documentation catholique 71 (1974), p.315. Cet usage a été récemment recommandé par la Congrégation pour le Culte divin et la Discipline des Sacrements dans le Directoire sur la piété populaire et la liturgie. Principes et orientations (17 décembre 2001), n.201, Cité du Vatican (2002), p.165.
2002 Rosarium Virginis Mariae 17