1993 Veritatis Splendor 45
Rm 2,15
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Le prétendu conflit entre la liberté et la loi se présente à nouveau aujourd'hui avec une intensité particulière en ce qui concerne la loi naturelle, spécialement au sujet de la nature. En réalité, les débats sur la nature et la liberté ont toujours accompagné l'histoire de la réflexion morale, prenant un tour aigu au temps de la Renaissance et de la Réforme, comme on peut le remarquer dans les enseignements du Concile de Trente (85). L'époque contemporaine est marquée par une tension analogue, bien que dans un sens différent : le goût de l'observation empirique, les processus de l'objectivité scientifique, le progrès technique, certaines formes de libéralisme ont amené à opposer les deux termes, comme si la dialectique - sinon même le conflit - entre la liberté et la nature était une caractéristique qui structure l'histoire humaine. En d'autres temps, il semblait que la " nature " soumettait totalement l'homme à ses dynamismes et même à ses déterminismes.
(85) Sess. VI, Décret Cum hoc tempore, ch. 1 : DS 1521.
Aujourd'hui encore, les coordonnées spatio-temporelles du monde sensible, les constantes physico-chimiques, les dynamismes corporels, les pulsions psychiques, les conditionnements sociaux, apparaissent à beaucoup de gens comme les seuls facteurs réellement décisifs des réalités humaines. Dans ce contexte, les faits de nature morale eux- mêmes sont souvent considérés, au mépris de leur spécificité, comme s'il s'agissait de données statistiquement saisissables, de comportements observables ou explicables par les seules données des mécanismes psychologiques et sociaux. C'est ainsi que certains spécialistes de l'éthique, appelés par profession à examiner les faits et gestes de l'homme, peuvent avoir la tentation de mesurer l'objet de leur savoir, ou même leurs prescriptions, à partir d'un tableau statistique des comportements humains concrets et des valeurs admises par la majorité.
D'autres moralistes, inversement, soucieux d'éduquer aux valeurs, restent sensibles au prestige de la liberté, mais la conçoivent souvent en opposition, ou en conflit, avec la nature matérielle et biologique à laquelle elle devrait progressivement s'imposer. À ce propos, diverses conceptions se rejoignent dans le même oubli de la qualité de créature de la nature et dans la méconnaissance de son intégralité. Pour certains, la nature se trouve réduite à n'être qu'un matériau de l'agir humain et de son pouvoir : elle devrait être profondément transformée ou même dépassée par la liberté, parce qu'elle serait pour celle-ci une limite et une négation. Pour d'autres, les valeurs économiques, sociales, culturelles et même morales ne se constituent que dans la promotion sans limites du pouvoir de l'homme ou de sa liberté: a nature ne désignerait alors que tout ce qui, en l'homme et dans le monde, se trouve hors du champ de la liberté. Cette nature comprendrait en premier lieu le corps humain, sa constitution et ses dynamismes : à ce donné physique s'opposerait ce qui est " construit ", c'est-à-dire la " culture ", en tant qu'oeuvre et produit de la liberté. La nature humaine, ainsi comprise, pourrait être réduite à n'être qu'un matériau biologique ou social toujours disponible. Cela signifie, en dernier ressort, que la liberté se définirait par elle-même et serait créatrice d'elle-même et de ses valeurs. C'est ainsi qu'à la limite l'homme n'aurait même pas de nature et qu'il serait à lui-même son propre projet d'existence. L'homme ne serait rien d'autre que sa liberté
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C'est dans ce contexte que sont apparues les objections du physicisme et du naturalisme contre la conception traditionnelle de la loi naturelle : cette dernière présenterait comme lois morales celles qui ne seraient en elles-mêmes que des lois biologiques. On aurait ainsi attribué trop superficiellement à certains comportements humains un caractère permanent et immuable et, à partir de là, on aurait prétendu formuler des normes morales universellement valables. Selon certains théologiens, une telle " argumentation biologiste ou naturaliste " serait même présente dans certains documents du Magistère de l'Eglise, spécialement dans ceux qui abordent le domaine de l'éthique sexuelle et matrimoniale. Ce serait en se fondant sur une conception naturaliste de l'acte sexuel qu'auraient été condamnés comme moralement inadmissibles la contraception, la stérilisation directe, l'auto-érotisme, les rapports pré-matrimoniaux, les relations homosexuelles, de même que la fécondation artificielle. Or, selon l'avis de ces théologiens, l'évaluation moralement négative de ces actes ne prendrait pas convenablement en considération le caractère rationnel et libre de l'homme, ni le conditionnement culturel de toute norme morale. Ils disent que l'homme, comme être rationnel, non seulement peut, mais même doit déterminer librement le sens de ses comportements. Cette " détermination du sens " devra tenir compte, évidemment, des multiples limites de l'être humain qui est dans une condition corporelle et historique. Elle devra également tenir compte des modèles de comportement et du sens qu'ils prennent dans une culture particulière. Surtout, elle devra respecter le commandement fondamental de l'amour de Dieu et du prochain. Mais Dieu - affirment-ils ensuite - a créé l'homme comme être rationnel et libre, il l'a laissé " à son conseil " et attend de lui qu'il façonne lui-même rationnellement sa vie. L'amour du prochain signifierait avant tout ou exclusivement le respect pour la libre détermination de lui-même. Les mécanismes du comportement propres à l'homme, mais aussi ce qu'on appelle ses " inclinations naturelles ", fonderaient tout au plus - disent- ils - une orientation générale du comportement droit, mais ils ne pourraient pas déterminer la valeur morale des actes humains singuliers, si complexes en fonction des situations.
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Face à cette interprétation, il convient de considérer avec attention le rapport exact qui existe entre la liberté et la nature humaine et, en particulier, la place du corps humain du point de vue de la loi naturelle.
Une liberté qui prétend être absolue finit par traiter le corps humain comme un donné brut, dépourvu de signification et de valeur morales tant que la liberté ne l'a pas saisi dans son projet. En conséquence, la nature humaine et le corps apparaissent comme des présupposés ou des préliminaires, matériellement nécessaires au choix de la liberté, mais extrinsèques à la personne, au sujet et à l'acte humain. Leurs dynamismes ne pourraient pas constituer des points de référence pour le choix moral, parce que la finalité de ces inclinations ne serait autre que des biens " physiques ", que certains appellent " pré-moraux ". Les prendre comme référence, pour y chercher des indications rationnelles dans l'ordre de la moralité, cela devrait être considéré comme du physicisme ou du biologisme. Dans ce contexte, la tension entre la liberté et une nature conçue dans un sens réducteur se traduit par une division à l'intérieur de l'homme lui-même.
Cette théorie morale n'est pas conforme à la vérité sur l'homme et sur sa liberté. Elle contredit les enseignements de l'Eglise sur l'unité de l'être humain dont l'âme rationnelle est per se et essentialiter la forme du corps (86). L'âme spirituelle et immortelle est le principe d'unité de l'être humain, elle est ce pour quoi il existe comme un tout - corpore et anima unus (87) - en tant que personne. Ces définitions ne montrent pas seulement que même le corps, auquel est promise la résurrection, aura part à la gloire ; elles rappellent également le lien de la raison et de la volonté libre avec toutes les facultés corporelles et sensibles. La personne, comprenant son corps, est entièrement confiée à elle-même, et c'est dans l'unité de l'âme et du corps qu'elle est le sujet de ses actes moraux. Grâce à la lumière de la raison et au soutien de la vertu, la personne découvre en son corps les signes annonciateurs, l'expression et la promesse du don de soi, en conformité avec le sage dessein du Créateur. C'est à la lumière de la dignité de la personne humaine, qui doit être affirmée pour elle-même, que la raison saisit la valeur morale spécifique de certains biens auxquels la personne est naturellement portée. Et, puisque la personne humaine n'est pas réductible à une liberté qui se projette elle- même, mais qu'elle comporte une structure spirituelle et corporelle déterminée, l'exigence morale première d'aimer et de respecter la personne comme une fin et jamais comme un simple moyen implique aussi intrinsèquement le respect de certains biens fondamentaux, hors duquel on tombe dans le relativisme et dans l'arbitraire.
(86) Concile de Vienne, Const. Fidei catholicae : DS 902 ; Concile du Latran V, Bulle Apostolici regiminis : DS 1440. (87) GS 14
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Une doctrine qui dissocie l'acte moral des dimensions corporelles de son exercice est contraire aux enseignements de la Sainte Ecriture et de la Tradition : une telle doctrine fait revivre, sous des formes nouvelles, certaines erreurs anciennes que l'Eglise a toujours combattues, car elles réduisent la personne humaine à une liberté " spirituelle " purement formelle. Cette réduction méconnaît la signification morale du corps et des comportements qui s'y rattachent 1Co 6,19. L'Apôtre Paul déclare que n'hériteront du Royaume de Dieu " ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens de moeurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu'ivrognes, insulteurs ou rapaces " 1Co 6,9-10. Cette condamnation, formellement exprimée par le Concile de Trente (88), met au nombre des " péchés mortels ", ou des " pratiques infâmes ", certains comportements spécifiques dont l'acceptation volontaire empêche les croyants d'avoir part à l'héritage promis. En effet, le corps et l'âme sont indissociables: dans la personne, dans l'agent volontaire et dans l'acte délibéré, ils demeurent ou se perdent ensemble.
(88) Cf. Sess. VI, Décret Cum hoc tempore, ch. 15 : DS 1544. L'exhortation apostolique post-synodale Reconciliatio et paenitentia cite d'autres textes de l'Ancien et du Nouveau Testament, qui réprouvent comme péchés mortels certains comportements liés au corps (cf. RP 17).
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On peut alors comprendre le vrai sens de la loi naturelle : elle se réfère à la nature propre et originale de l'homme, à la " nature de la personne humaine " (89), qui est la personne elle- même dans l'unité de l'âme et du corps, dans l'unité de ses inclinations d'ordre spirituel ou biologique et de tous les autres caractères spécifiques nécessaires à la poursuite de sa fin. " La loi morale naturelle exprime et prescrit les finalités, les droits et les devoirs qui se fondent sur la nature corporelle et spirituelle de la personne humaine. Aussi ne peut-elle pas être conçue comme normativité simplement biologique, mais elle doit être définie comme l'ordre rationnel selon lequel l'homme est appelé par le Créateur à diriger et à régler sa vie et ses actes, et, en particulier, à user et à disposer de son propre corps " (90). Par exemple, l'origine et le fondement du devoir de respecter absolument la vie humaine doivent être cherchés dans la dignité propre à la personne et non pas seulement dans l'inclination naturelle à conserver sa vie physique. Ainsi la vie humaine, tout en étant un bien fondamental de l'homme, acquiert une signification morale par rapport au bien de la personne, qui doit toujours être reconnue pour elle-même : s'il est toujours moralement illicite de tuer un être humain innocent, il peut être licite et louable de donner sa vie Jn 15,13 par amour du prochain ou pour rendre témoignage à la vérité, et cela peut même être un devoir. En réalité, ce n'est qu'en référence à la personne humaine dans sa " totalité unifiée ", c'est-à-dire " une âme qui s'exprime dans un corps et un corps animé par un esprit immortel " (91), que l'on peut déchiffrer le sens spécifiquement humain du corps. En effet, les inclinations naturelles ne prennent une qualité morale qu'en tant qu'elles se rapportent à la personne humaine et à sa réalisation authentique qui, d'autre part, ne peut jamais exister que dans la nature humaine. L'Eglise sert l'homme en refusant les manipulations affectant la corporéité, qui en altèrent la signification humaine, et elle lui montre la voie de l'amour véritable, sur laquelle seule il peut trouver le vrai Dieu.
(89) Cf. GS 51. (90) Congrégation pour la Doctrine de la foi, Instruction sur le respect de la vie humaine naissante et la dignité de la procréation Donum vitae (22 février 1987), intr., Dvitae : AAS 80 (1988), p. 74 ; cf. Paul VI, Encycl. HV 10 (25 juillet 1968) : AAS 60 (1968), p. 487-488. (91) Exhort. apost. FC 11 (22 novembre 1981) : AAS 74 (1982), p. 92.
La loi naturelle ainsi comprise ne laisse pas place à la séparation entre la liberté et la nature. En effet, celles-ci sont harmonieusement liées entre elles et intimement alliées l'une avec l'autre.
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Le prétendu conflit entre la liberté et la nature retentit aussi sur l'interprétation de certains aspects spécifiques de la loi naturelle, surtout de son universalité et de son immutabilité. " Où donc ces règles sont-elles écrites - se demandait saint Augustin - (..) sinon dans le livre de la lumière qu'on appelle vérité ? C'est là qu'est inscrite toute loi juste, et de là qu'elle passe dans le coeur de l'homme qui fait oeuvre de justice, non par mode de déplacement mais, pour ainsi dire, d'impression, comme l'effigie du sceau va se déposer sur la cire sans quitter le sceau " (92).
(92) De Trinitate, XIV, 15, 21 : CCL 50/A, 451.
C'est précisément grâce à cette " vérité " que la loi naturelle suppose l'universalité. En tant qu'inscrite dans la nature raisonnable de la personne, elle s'impose à tout être doué de raison et vivant dans l'histoire. Pour se perfectionner dans son ordre, la personne doit faire le bien et éviter le mal, veiller à la transmission et à la préservation de la vie, affiner et développer les richesses du monde sensible, cultiver la vie sociale, chercher la vérité, pratiquer le bien, contempler la beauté (93).
(93) Cf. s. Thomas d'Aquin, Somme théologique, I-II 94,2.
La coupure faite par certains entre la liberté des individus et la nature commune à tous, ainsi qu'il ressort de certaines théories philosophiques qui ont une grande influence dans la culture contemporaine, obscurcit la perception de l'universalité de la loi morale par la raison. Mais, du fait qu'elle exprime la dignité de la personne humaine et établit le fondement de ses droits et de ses devoirs primordiaux, la loi naturelle est universelle dans ses prescriptions et son autorité s'étend à tous les hommes. Cette universalité ne laisse pas de côté la singularité des êtres humains, et elle ne s'oppose pas à l'unicité et au caractère irremplaçable de chaque personne ; au contraire, elle inclut à leur source tous ses actes libres qui doivent attester l'universalité du bien authentique. En se soumettant à la loi commune, nos actes construisent la vraie communion des personnes et, avec la grâce de Dieu, mettent en pratique la charité, " en laquelle se noue la perfection " Col 3,14. Au contraire, quand ils méconnaissent ou seulement ignorent la loi, de manière responsable ou non, nos actes blessent la communion des personnes, au préjudice de tous.
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Il est juste et bon, toujours et pour tous, de servir Dieu, de lui rendre le culte requis et d'honorer nos parents en vérité. Ces préceptes positifs, qui prescrivent d'accomplir certaines actions et de cultiver certaines attitudes, obligent universellement et ils sont immuables (94) ; ils réunissent dans le même bien commun tous les hommes de toutes les époques de l'histoire, créés pour " la même vocation et la même destinée divine " (95). Ces lois universelles et permanentes correspondent à ce que connaît la raison pratique et elles sont appliquées dans les actes particuliers par le jugement de la conscience. Le sujet qui agit assimile personnellement la vérité contenue dans la loi actes et par les vertus correspondantes. Les préceptes négatifs de la loi naturelle sont universellement valables : ils obligent tous et chacun, toujours et en toute circonstance. En effet, ils inter disent une action déterminée semper et pro semper, sans exception, parce que le choix d'un tel comportement n'est en aucun cas compatible avec la bonté de la volonté de la personne qui agit, avec sa vocation à la vie avec Dieu et à la communion avec le prochain. Il est défendu à tous et toujours de transgresser des préceptes qui interdisent, à tous et à tout prix, d'offenser en quiconque et, avant tout, en soi-même la dignité personnelle commune à tous. D'autre part, le fait que seuls les commandements négatifs obligent toujours et en toutes circonstances ne veut pas dire que les prohibitions soient plus importantes dans la vie morale que le devoir de faire le bien, exprimé par les comportements positifs. La raison en est plutôt la suivante : le commandement de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain ne comporte dans sa dynamique positive aucune limite supérieure, mais il a une limite inférieure en dessous de laquelle il est violé. En outre, ce que l'on doit faire dans une situation déterminée dépend des circonstances, qui ne sont pas toutes prévisibles à l'avance ; au contraire, il y a des comportements qui ne peuvent jamais, et dans aucune situation, être la réponse juste, c'est-à-dire conforme à la dignité de la personne. Enfin, il est toujours possible que l'homme, sous la contrainte ou en d'autres circonstances, soit empêché d'accomplir certaines bonnes actions ; mais il ne peut jamais être empêché de ne pas faire certaines actions, surtout s'il est prêt à mourir plutôt que de faire le mal.
(94) Cf. GS 10 ; cf. Congrégation pour la Doctrine de la foi, Déclar. sur certaines questions d'éthique sexuelle Persona humana (29 décembre 1975), 4 : AAS 68 (1976), p. 80 : " En réalité, la Révélation divine et, dans son ordre propre, la sagesse philosophique, en faisant ressortir des exigences authentiques de l'humanité, manifestent nécessairement, par là même, l'existence de lois immuables inscrites dans les éléments constitutifs de la nature humaine et qui se révèlent identiques en tous les êtres doués de raison ". (95) GS 29.
L'Eglise a toujours enseigné que l'on ne doit jamais choisir des comportements prohibés par les commandements moraux, exprimés sous forme négative par l'Ancien et le Nouveau Testament. Comme on l'a vu, Jésus lui-même redit qu'on ne peut déroger à ces interdictions : " Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements (..). " Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage " " Mt 19,17-18.
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L'homme contemporain se montre très sensible à l'historicité et à la culture, et cela amène certains à douter de l'immutabilité de la loi naturelle elle-même et donc de l'existence de " normes objectives de la moralité " (96) valables pour tous les hommes actuellement et à l'avenir, comme elles l'étaient déjà dans le passé : est-il possible d'affirmer que sont universellement valables pour tous et permanentes certaines déterminations rationnelles établies dans le passé, alors qu'on ignorait le progrès que l'humanité devait faire par la suite ?
(96) GS 16.
On ne peut nier que l'homme se situe toujours dans une culture particulière, mais on ne peut nier non plus que l'homme ne se définit pas tout entier par cette culture. Du reste, le progrès même des cultures montre qu'il existe en l'homme quelque chose qui transcende les cultures. Ce " quelque chose " est précisément la nature de l'homme : cette nature est la mesure de la culture et la condition pour que l'homme ne soit prisonnier d'aucune de ses cultures, mais pour qu'il affirme sa dignité personnelle dans une vie conforme à la vérité profonde de son être. Si l'on remettait en question les éléments structurels permanents de l'homme, qui sont également liés à sa dimension corporelle même, non seulement on irait contre l'expérience commune, mais on rendrait incompréhensible la référence que Jésus a faite à " l'origine ", justement lorsque le contexte social et culturel du temps avait altéré le sens originel et le rôle de certaines normes morales Mt 19,1-9. Dans ce sens, l'Eglise " affirme que, sous tous les changements, bien des choses demeurent qui ont leur fondement ultime dans le Christ, le même hier, aujourd'hui et à jamais " (97). C'est lui le " Principe " qui, ayant assumé la nature humaine, l'éclaire définitivement dans ses éléments constitutifs et dans le dynamisme de son amour envers Dieu et envers le prochain (98).
(97) GS 10. (98) Cf. s. Thomas d'Aquin, Somme théologique, I-II 108,1. Saint Thomas fonde le caractère des normes morales, déterminées non seulement dans la forme mais dans le contenu, y compris dans le cadre de la Loi nouvelle, par le fait que le Verbe assume la nature humaine.
Il convient assurément de rechercher et de trouver la formulation la plus appropriée des normes morales universelles et permanentes selon les contextes culturels divers, plus à même d'exprimer constamment l'actualité historique, d'en faire comprendre et d'en interpréter authentiquement la vérité. Cette vérité de la loi morale - de même que celle du " dépôt de la foi " - se déploie à travers les siècles : les normes qui l'expriment restent valables dans leur substance, mais elles doivent être précisées et déterminées " eodem sensu eademque sententia " (99) selon les circonstances historiques par le Magistère de l'Eglise, dont la décision est précédée et accompagnée par l'effort de lecture et de formulation fourni par la raison des croyants et par la réflexion théologique (100).
(99) S. Vincent de Lérins, Commonitorium primum, chap. 23 : PL 50, 668. (100) Le développement de la doctrine morale de l'Eglise est semblable à celui de la doctrine de la foi : cf. Vatican I, Const. dogm. sur la foi catholique Dei Filius, ch. 4 : DS 3020 ; et can. 4 : DS 3024. où la doctrine morale s'appliquent aussi les paroles prononcées par Jean XXIII à l'occasion de l'ouverture du Concile Vatican II (11 octobre 1962) : " Il faut que cette doctrine (la doctrine chrétienne dans sa plénitude) certaine et immuable, qui doit être respectée fidèlement, soit approfondie et présentée de la façon qui répond aux exigences de notre époque. En effet, autre est le dépôt lui-même de la foi, c'est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine, et autre est la forme sous laquelle ces vérités sont énoncées, en leur conservant toutefois le même sens et la même portée " : AAS 54 (1962), p. 792 ; cf. l'Osservatore Romano du 12 octobre 1962, p. 2.
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Le lien qui existe entre la liberté de l'homme et la Loi de Dieu se noue dans le " coeur " de la personne, c'est-à-dire dans sa conscience morale : " Au fond de sa conscience - écrit le Concile Vatican II -, l'homme découvre la présence d'une loi qu'il ne s'est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d'obéir. Cette voix, qui ne cesse de le presser d'aimer et d'accomplir le bien et d'éviter le mal, résonne au moment opportun dans l'intimité de son coeur : " Fais ceci, évite cela ". Car c'est une Loi inscrite par Dieu au coeur de l'homme ; sa dignité est de lui obéir, et c'est elle qui le jugera. Rm 2,14-16 " (101).
(101) GS 16.
C'est pourquoi la façon de comprendre le lien entre la liberté et la loi se rattache étroitement à l'interprétation que l'on donne de la conscience morale. De ce fait, les tendances culturelles rappelées plus haut, opposant et séparant la liberté et la loi tout en exaltant la liberté de manière idolâtrique, conduisent à une interprétation " créative " de la conscience morale, qui s'écarte de la position traditionnelle de l'Eglise et de son Magistère.
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Suivant l'opinion de divers théologiens, la fonction de la conscience aurait été réduite, au moins pendant certaines périodes du passé, à une simple application de normes morales générales aux cas particuliers qui se posent au cours de la vie d'une personne. Mais de telles normes, disent-ils, ne peuvent être aptes à accueillir et à respecter la spécificité intégrale et unique de chacun des actes concrets des personnes ; elles peuvent aussi aider en quelque manière à une juste évaluation de la situation, mais elle ne peuvent se substituer aux personnes dans leurs décisions personnelles sur le comportement à adopter dans des cas déterminés. Dès lors, cette critique de l'interprétation traditionnelle de la nature humaine et de son importance pour la vie morale amène certains auteurs à affirmer que de telles normes sont moins un critère objectif et contraignant pour les jugements de conscience qu'une perspective générale qui, en première approximation, aide l'homme à ordonner avec cohérence sa vie personnelle et sa vie sociale. Ces auteurs relèvent encore la complexité propre au phénomène de la conscience : elle se réfère intimement à toute la sphère psychologique et affective ainsi qu'aux multiples influences de l'environnement social et culturel de la personne. D'autre part, on exalte au plus haut point la valeur de la conscience, définie par le Concile lui- même comme " le sanctuaire de l'homme, le lieu où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre " (102). Cette voix, dit- on, amène l'homme moins à une observation scrupuleuse des normes universelles qu'à une prise en compte créative et responsable des missions personnelles que Dieu lui confie.
(102) GS 16.
Dans leur volonté de mettre en relief le caractère " créatif " de la conscience, certains auteurs donnent à ses actes le nom de " décisions " et non plus de " jugements " : c'est seulement en prenant ces décisions de manière " autonome " que l'homme pourrait atteindre sa maturité morale. Il ne manque pas d'esprits pour estimer que ce processus de maturation se verrait contrarié par la position trop catégorique que prend, sur bien des questions morales, le Magistère de l'Eglise, dont les interventions feraient naître, chez les fidèles, d'inutiles conflits de conscience.
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Pour justifier de telles positions, certains ont proposé une sorte de double statut de la vérité morale. En plus du niveau doctrinal et abstrait, il faudrait reconnaître l'originalité d'une certaine considération existentielle plus concrète. Celle-ci, compte tenu des circonstances et de la situation, pourrait légitimement fonder des exceptions à la règle générale et permettre ainsi d'accomplir pratiquement, avec une bonne conscience, ce que la loi morale qualifie d'intrinsèquement mauvais. Ainsi s'instaure dans certains cas une séparation, voire une opposition, entre la doctrine du précepte valable en général et la norme de la conscience de chacun, qui déciderait effectivement, en dernière instance, du bien et du mal. Sur ce fondement, on prétend établir la légitimité de solutions prétendument " pastorales ", contraires aux enseignements du Magistère, et justifier une herméneutique " créatrice ", d'après laquelle la conscience morale ne serait nullement obligée, dans tous les cas, par un précepte négatif particulier.
Il n'est personne qui ne comprenne qu'avec ces positions on se trouve devant une mise en question de l'identité même de la conscience morale face à la liberté de l'homme et à la Loi de Dieu. Seuls les éclaircissements apportés plus haut sur le lien entre liberté et loi, lien fondé sur la vérité, rendent possible le discernement à faire sur cette interprétation " créative " de la conscience.
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Le texte de la Lettre aux Romains, qui nous a fait saisir l'essence de la loi naturelle, montre également le sens biblique de la conscience, surtout dans son lien spécifique avec la loi : " Quand des païens privés de la Loi accomplissent naturellement les prescriptions de la Loi, ces hommes, sans posséder de Loi, se tiennent à eux-mêmes lieu de Loi ; ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur coeur, à preuve le témoignage de leur conscience, ainsi que les jugements intérieurs de blâme ou d'éloge qu'ils portent les uns sur les autres " Rm 2,14-15.
D'après les paroles de saint Paul, la conscience place, en un sens, l'homme devant la Loi, en devenant elle-même un " témoin " pour l'homme : témoin de sa fidélité ou de son infidélité à la Loi, c'est-à-dire de sa droiture foncière ou de sa malice morale. La conscience est l'unique témoin : ce qui se produit à l'intime de la personne est voilé aux yeux de tous ceux qui sont à l'extérieur. La conscience ne donne son témoignage qu'à la personne elle-même. Et, de son côté, seule la personne peut connaître sa réponse à la voix de sa propre conscience.
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On n'évaluera jamais comme il le faudrait l'importance de ce dialogue intime de l'homme avec lui-même. Mais, en réalité, il s'agit du dialogue de l'homme avec Dieu, auteur de la Loi, modèle premier et fin ultime de l'homme. " La conscience - écrit saint Bonaventure - est comme le héraut et le messager de Dieu ; ce qu'il dit, elle ne le prescrit pas d'elle-même, mais elle le prescrit comme venant de Dieu, à la manière d'un héraut lorsqu'il proclame l'édit du roi. Il en résulte que la conscience a le pouvoir d'obliger " (103). On peut donc dire que la conscience donne le témoignage de la droiture et de la malice de l'homme à l'homme lui-même, mais en même temps et avant tout, qu'elle est le témoignage de Dieu lui-même, dont la voix et le jugement pénètrent l'intime de l'homme jusqu'aux racines de son âme, en l'appelant fortiter et suaviter à l'obéissance : " La conscience morale n'enferme pas l'homme dans une solitude insurmontable et impénétrable, mais elle l'ouvre à l'appel, à la voix de Dieu. C'est là et nulle part ailleurs que résident tout le mystère et la dignité de la conscience morale, dans l'existence, c'est-à-dire le lieu, l'espace sacré où Dieu parle à l'homme " (104).
(103) In II Librum Sent., dist. 39, a. 1, q. 3, concl. : Ad claras Aquas, II, 907b. (104) Audience générale (17 août 1983), Insegnamenti VI, 2 (1983), p. 256.
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Saint Paul ne se borne pas à reconnaître que la conscience joue le rôle de " témoin ", mais il révèle également la manière dont elle s'acquitte d'une telle fonction. Il s'agit de " raisonnements ", qui blâment ou qui louent les païens selon leur comportement Rm 2,15. Le terme de " raisonnements " met en lumière le caractère spécifique de la conscience, qui est d'émettre un jugement moral sur l'homme et sur ses actes, jugement d'absolution ou de condamnation selon que les actes humains sont ou non conformes à la Loi de Dieu écrite dans le coeur. C'est bien du jugement porté sur les actes et, en même temps, sur leur auteur et sur le moment de son achèvement que parle l'Apôtre Paul dans le même texte : " (Ainsi en serat- il) au jour où Dieu jugera les pensées secrètes des hommes, selon mon Evangile, par le Christ Jésus " Rm 2,16.
Le jugement de la conscience est un jugement pratique, un jugement qui intime à l'homme ce qu'il doit faire ou ne pas faire, ou bien qui évalue un acte déja accompli par lui. C'est un jugement qui applique à une situation concrète la conviction rationnelle que l'on doit aimer,faire le bien et éviter le mal. Ce premier principe de la raison pratique appartient à la loi naturelle, et il en constitue même le fondement, car il exprime la lumière originelle sur le bien et sur le mal, reflet de la sagesse créatrice de Dieu qui, comme une étincelle indestructible (scintilla animae), brille dans le coeur de tout homme. Mais, tandis que la loi naturelle met en lumière les exigences objectives et universelles du bien moral, la conscience applique la loi au cas particulier, et elle devient ainsi pour l'homme un impératif intérieur, un appel à faire le bien dans les situations concrètes. La conscience formule ainsi l'obligation morale à la lumière de la loi naturelle : c'est l'obligation de faire ce que l'homme, par un acte de sa conscience, connaît comme un bien qui lui est désigné ici et maintenant. Le caractère universel de la loi et de l'obligation n'est pas supprimé, mais bien plutôt reconnu, quand la raison en détermine les applications dans la vie quotidienne. Le jugement de la conscience affirme " en dernier ressort " la conformité d'un comportement concret à la loi ; il formule la norme la plus immédiate de la moralité d'un acte volontaire, en réalisant " l'application de la loi objective à un cas particulier " (105).
(105) Congrégation du Saint-Office, Instruction sur la " morale de situation " Contra doctrinam (2 février 1956) : AAS 48 (1956), p. 144.
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Comme la loi naturelle elle-même et comme toute connaissance pratique, le jugement de la conscience a un caractère impératif : l'homme doit agir en s'y conformant. Si l'homme agit contre ce jugement ou si, par défaut de certitude sur la justesse ou la bonté d'un acte déterminé, il l'accomplit, il est condamné par sa conscience elle-même, norme immédiate de la moralité personnelle. La dignité de cette instance rationnelle et l'autorité de sa voix et de ses jugements découlent de la vérité sur le bien et sur le mal moral qu'elle est appelée à entendre et à exprimer. Cette vérité est établie par la " Loi divine ", norme universelle et objective de la moralité. Le jugement de la conscience ne définit pas la loi, mais il atteste l'autorité de la loi naturelle et de la raison pratique en rapport avec le Bien suprême par lequel la personne humaine se laisse attirer et dont elle reçoit les commandements : " La conscience n'est donc pas une source autonome et exclusive pour décider ce qui est bon et ce qui est mauvais ; au contraire, en elle est profondément inscrit un principe d'obéissance à l'égard de la norme objective qui fonde et conditionne la conformité de ses décisions aux commandements et aux interdits qui sont à la base du comportement humain " (106).
(106) Encycl. Dominum et vivificantem (18 mai 1986), 43 : AAS 78 (1986), p. 859-860. Cf. GS 16 ; DH 3.
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La vérité sur le bien moral, énoncée par la loi de la raison, est reconnue de manière pratique et concrète par le jugement de la conscience qui pousse à assumer la responsabilité du bien accompli et du mal commis : si l'homme commet le mal, le juste jugement de sa conscience demeure en lui témoin de la vérité universelle du bien, comme de la malice de son choix particulier. Mais le verdict de la conscience demeure aussi en lui comme un gage d'espérance et de miséricorde : tout en dénonçant le mal commis, il rappelle également le pardon à demander, le bien à faire et la vertu à rechercher toujours, avec la grâce de Dieu.
Ainsi, dans le jugement pratique de la conscience, qui impose à la personne l'obligation d'accomplir un acte déterminé, se révèle le lien entre la liberté et la vérité. C'est précisément pourquoi la conscience se manifeste par des actes de " jugement " qui reflètent la vérité sur le bien, et non comme des " décisions " arbitraires. Le degré de maturité et de responsabilité de ces jugements - et, en définitive, de l'homme, qui en est le sujet - se mesure non par la libération de la conscience par rapport à la vérité objective, en vue d'une prétendue autonomie des décisions personnelles, mais, au contraire, par une pressante recherche de la vérité et, dans l'action, par la remise de soi à la conduite de cette conscience.
1993 Veritatis Splendor 45