1993 Veritatis Splendor 62
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Pour la conscience, en tant que jugement d'un acte, une erreur est toujours possible. " Il arrive souvent - écrit le Concile - que la conscience s'égare, par suite d'une ignorance invincible, sans perdre pour autant sa dignité. Ce que l'on ne peut dire lorsque l'homme se soucie peu de rechercher le vrai et le bien et lorsque l'habitude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle " (107). Dans ces quelques lignes, le Concile fournit une synthèse de la doctrine élaborée par l'Eglise au cours des siècles sur la conscience erronée.
(107) GS 16.
Il est certain que, pour avoir une " bonne conscience " 1Tm 1,5, l'homme doit chercher la vérité et juger selon cette vérité. Comme le dit l'Apôtre Paul, la conscience doit être éclairée par l'Esprit Saint Rm 9,1 ; elle doit être " pure " 2Tm 1,3 ; elle ne doit pas falsifier avec astuce la Parole de Dieu, mais manifester clairement la vérité 2Co 4,2. D'autre part, le même Apôtre donne aux chrétiens ce conseil : " Ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait " Rm 12,2.
L'avertissement de Paul nous incite à la vigilance, car il nous fait remarquer que, dans les jugements de notre conscience, se cache toujours la possibilité de l'erreur. La conscience n'est pas un juge infaillible : elle peut se tromper. Néanmoins, l'erreur de la conscience peut être le fruit d'une ignorance invincible, c'est-à-dire d'une ignorance dont le sujet n'est pas conscient et dont il ne peut sortir par lui-même.
Dans le cas où cette ignorance invincible n'est pas coupable, nous rappelle le Concile, la conscience ne perd pas sa dignité, parce que, tout en nous orientant pratiquement dans un sens qui s'écarte de l'ordre moral objectif, elle ne cesse de parler au nom de la vérité sur le bien que le sujet est appelé à rechercher sincèrement.
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Quoi qu'il en soit, c'est toujours de la vérité que découle la dignité de la conscience : dans le cas de la conscience droite, il s'agit de la vérité objective reçue par l'homme, et, dans celui de la conscience erronée, il s'agit de ce que l'homme considère par erreur subjectivement vrai. Il n'est jamais acceptable de confondre une erreur " subjective " sur le bien moral avec la vérité " objective ", rationnellement proposée à l'homme en vertu de sa fin, ni de considérer que la valeur morale de l'acte accompli avec une conscience vraie et droite équivaut à celle de l'acte accompli en suivant le jugement d'une conscience erronée (108). Le mal commis à cause d'une ignorance invincible ou d'une erreur de jugement non coupable peut ne pas être imputable à la personne qui le commet ; mais, même dans ce cas, il n'en demeure pas moins un mal, un désordre par rapport à la vérité sur le bien. En outre, le bien non reconnu ne contribue pas à la progression morale de la per sonne qui l'accomplit : il ne lui confère aucune perfection et ne l'aide pas à se tourner vers le Bien suprême. Ainsi, avant de nous sentir facilement justifiés au nom de notre conscience, nous devrions méditer la parole du Psaume : " Qui s'avise de ses faux pas ? Purifie-moi du mal caché " Ps 19,13. Il y a des fautes que nous ne parvenons pas à voir et qui n'en demeurent pas moins des fautes, parce que nous avons refusé de nous tourner vers la lumière Jn 9,39-41.
(108) Cf. s. Thomas d'Aquin, De Veritate, q. 17, a. 4.
La conscience, en tant que jugement concret ultime, compromet sa dignité lorsqu'elle est coupablement erronée, ou " lorsque l'homme se soucie peu de chercher la vérité et le bien, et lorsque l'habitude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle " (109). C'est au danger d'une déformation de la conscience que Jésus fait allusion quand il donne cet avertissement : " La lampe du corps, c'est l'oeil ; si donc ton oeil est sain, ton corps tout entier sera lumineux. Mais si ton oeil est malade, ton corps tout entier sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, quelles ténèbres ! " Mt 6,22-23.
(109) GS 16.
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Dans les paroles de Jésus rappelées plus haut, nous trouvons également l'appel à former la conscience et à la rendre objet d'une conversion continuelle à la vérité et au bien. Il faut lire de manière analogue l'exhortation de l'Apôtre à ne pas se conformer à la mentalité de ce monde, mais à se transformer en renouvelant notre jugement Rm 12,2. En réalité, c'est le " coeur " tourné vers le Seigneur et vers l'amour du bien qui est la source des jugements vrais de la conscience. En effet, " pour pouvoir discerner la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait " Rm 12,2, la connaissance de la Loi de Dieu est certes généralement nécessaire, mais elle n'est pas suffisante : il est indispensable qu'il existe une sorte de " connaturalité " entre l'homme et le bien véritable (110). Une telle connaturalité s'enracine et se développe dans les dispositions vertueuses de l'homme lui-même : la prudence et les autres vertus cardinales, et d'abord les vertus théologales de foi, d'espérance et de charité. C'est en ce sens que Jésus a dit: " Celui qui fait la vérité vient à la lumière " Jn 3,21. Pour former leur conscience, les chrétiens sont grandement aidés par l'Eglise et par son Magistère, ainsi que l'affirme le Concile : " Les fidèles du Christ, pour se former la conscience, doivent prendre en sérieuse considération la doctrine sainte et certaine de l'Eglise. De par la volonté du Christ, en effet, l'Eglise catholique est maîtresse de vérité ; sa fonction est d'exprimer et d'enseigner authentiquement la vérité qui est le Christ, en même temps que de déclarer et de confirmer, en vertu de son autorité, les principes de l'ordre moral découlant de la nature même de l'homme " (111).
(110) Cf. s. Thomas, Somme théologique, II-II 45,2. (111) DH 14.
L'autorité de l'Eglise, qui se prononce sur les questions morales, ne lèse donc en rien la liberté de conscience des chrétiens : d'une part, la liberté de conscience n'est jamais une liberté affranchie " de " la vérité, mais elle est toujours et seulement " dans " la vérité ; et, d'autre part, le Magistère ne fournit pas à la conscience chrétienne des vérités qui lui seraient étrangères, mais il montre au contraire les vérités qu'elle devrait déjà posséder en les déployant à partir de l'acte premier de la foi. L'Eglise se met toujours et uniquement au service de la conscience, en l'aidant à ne pas être ballottée à tout vent de doctrine au gré de l'imposture des hommes Ep 4,14, à ne pas dévier de la vérité sur le bien de l'homme, mais, surtout dans les questions les plus difficiles, à atteindre sûrement la vérité et à demeurer en elle.
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L'intérêt que l'on accorde de manière particulièrement vive aujourd'hui à la liberté conduit de nombreux spécialistes, dans les sciences humaines ou théologiques, à développer une analyse plus pénétrante de sa nature et de ses dynamismes. On relève à juste titre que la liberté ne consiste pas seulement à choisir telle ou telle action particulière ; mais elle est, au centre de tels choix, une décision sur soi et une façon de conduire sa vie pour ou contre le Bien, pour ou contre la Vérité, en dernier ressort pour ou contre Dieu. On a raison de souligner l'importance primordiale de certains choix qui donnent " forme " à toute la vie morale d'un homme et constituent comme un cadre dans lequel pourront se situer et se développer d'autres choix quotidiens particuliers.
Certains auteurs, toutefois, proposent une révision bien plus radicale du rapport entre la personne et ses actes. Ils parlent d'une " liberté fondamentale ", plus profonde que la liberté de choix et distincte d'elle ; sans la prendre en considération, on ne pourrait ni comprendre ni évaluer correctement les actes humains. D'après ces auteurs, dans la vie morale, le rôle-clef serait à attribuer à une " option fondamentale ", mise en oeuvre par la liberté fondamentale grâce à laquelle la personne décide pour elle-même de manière globale, non par un choix précis, conscient et réfléchi, mais de manière " transcendantale " et " athématique ". Les actes particuliers qui découlent de cette option ne constitueraient que des tentatives partielles et jamais déterminantes pour l'exprimer ; ils n'en seraient que les " signes " ou les symptômes.
L'objet immédiat de ces actes, dit-on, n'est pas le bien absolu - face auquel la liberté de la personne s'exprimerait à un niveau transcendantal - mais ce sont les biens particuliers, ou encore " catégoriels ". Or, d'après l'opinion de quelques théologiens, aucun de ces biens, partiels par nature, ne pourrait déterminer la liberté de l'homme comme personne dans son intégralité, même si ce n'était que par leur réalisation ou par leur refus que l'homme pouvait exprimer son option fondamentale. On en vient ainsi à introduire une distinction entre l'option fondamentale et les choix délibérés de comportements concrets, distinction qui, chez certains auteurs, prend la forme d'une dissociation, lorsqu'ils réservent expressément les notions de " bien " et de " mal " moral à la dimension transcendantale propre à l'option fondamentale, qualifiant de " justes " ou de " fautifs " les choix des comportements particuliers " intra mondains " qui concernent les relations de l'homme avec lui-même, avec les autres et avec le monde des choses. Il semble ainsi que se dessine, à l'intérieur de l'agir humain, une scission entre deux niveaux de moralité : d'une part, l'ordre du bien et du mal, qui dépend de la volonté, et, d'autre part, les comportements déterminés, qui ne sont jugés moralement justes ou fautifs qu'en fonction d'un calcul technique du rapport entre biens et maux " prémoraux " ou " physiques ", conséquences effectives de l'action. On en arrive au point qu'un comportement concret, même librement choisi, est considéré comme un processus purement physique et non selon les critères propres de l'acte humain. Dès lors, on réserve la qualification proprement morale de la personne à l'option fondamentale, en ne l'appliquant ni totalement ni partiellement au choix des actes particuliers et des comportements concrets.
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Il n'est pas douteux que la doctrine morale chrétienne, par ses racines bibliques, reconnaît l'importance particulière d'un choix fondamental qui qualifie la vie morale et qui engage radicalement la liberté devant Dieu. Il s'agit du choix de la foi, de l'obéissance de la foi Rm 16,26, " par laquelle l'homme s'en remet tout entier et librement à Dieu dans " un complet hommage d'intelligence et de volonté " " (112). Cette " foi, opérant par la charité " Ga 5,6, vient du centre de l'homme, de son " coeur " Rm 10,10, et elle est appelée, à partir de la, à fructifier dans les oeuvres Mt 12,33-35 Lc 6,43-45 Rm 8,5-8 Ga 5,22. Dans le Décalogue, on trouve, en tête des différents commandements, l'expression fondamentale : " Je suis le Seigneur, ton Dieu " Ex 20,2 qui, donnant leur sens authentique aux prescriptions particulières, multiples et variées, confère à la morale de l'Alliance sa cohérence, son unité et sa profondeur. Le choix fondamental d'Israël concerne alors le commandement fondamental Jos 24,14-25 Ex 19,3-8 Mi 6,8. La morale de la Nouvelle Alliance est, elle aussi, dominée par l'appel fondamental de Jésus à venir à sa " suite " - ainsi qu'il le dit au jeune homme: " Si tu veux être parfait viens et suis-moi " Mt 19,21 - : à
cet appel, le disciple répond par une décision et un choix radicaux. Les paraboles évangéliques du trésor et de la perle précieuse, pour laquelle on vend tout ce qu'on possède, sont des images parlantes et vivantes du caractère radical et inconditionnel du choix qu'exige le Royaume de Dieu. Le caractère absolu du choix de suivre Jésus est admirablement exprimé par ses paroles : " Qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l'Evangile la sauvera " Mc 8,35.
(112) DV 5 ; cf. Vatican I, Const. dogm. Dei Filius, ch. 3 : DS 3008.
L'appel de Jésus, " viens et suis-moi ", montre le haut degré de liberté accordé à l'homme et, en même temps, il atteste la vérité et la nécessité des actes de foi et des décisions dont on peut dire qu'elles relèvent de l'option fondamentale. Dans les paroles de saint Paul, nous trouvons une semblable exaltation de la liberté humaine : " Vous, mes frères, vous avez été appelés à la liberté " Ga 5,13. Mais l'Apôtre ajoute immédiatement un sérieux avertissement : " Seulement, que cette liberté ne donne pas prétexte à satisfaire la chair ". On entend ici l'écho de ce qu'il avait dit plus haut : " C'est pour que nous restions libres que le Christ nous a libérés. Donc tenez bon et ne vous remettez pas sous le joug de l'esclavage " Ga 5,1. L'Apôtre Paul nous invite à la vigilance : la liberté est toujours soumise à la menace de l'esclavage. Et c'est justement le moment de faire un acte de foi - au sens d'une option fondamentale - qui soit distinct du choix des actes particuliers, pour reprendre les opinions évoquées plus haut.
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Ces opinions contredisent donc l'enseignement biblique lui- même qui conçoit l'option fondamentale comme un choix véritable de la liberté et qui établit un lien étroit entre ce choix et les actes particuliers. Par son choix fondamental, l'homme est capable d'orienter sa vie et de tendre, avec l'aide de la grâce, vers sa fin, en suivant l'appel divin. Mais cette capacité s'exerce effectivement dans les choix particuliers d'actes déterminés, par lesquels l'homme se conforme délibérément à la volonté, à la sagesse et à la Loi de Dieu. Il faut donc affirmer que ce qu'on appelle l'option fondamentale, dans la mesure où elle se distingue d'une intention générale et par conséquent non encore déterminée de manière à faire prendre à la liberté une forme qui l'engage, est toujours mise en oeuvre grâce à des choix conscients et libres. C'est précisément pourquoi elle est récusée lorsque l'homme engage sa liberté par des choix conscients qui s'y opposent, en matière moralement grave.
Séparer option fondamentale et comportements concrets revient à contredire l'intégrité substantielle ou l'unité personnelle de l'agent moral, corps et âme. Si une option fondamentale fait abstraction des potentialités qu'elle met en action et des déterminations qui l'expriment, elle ne rend pas justice à la finalité rationnelle immanente à l'agir de l'homme et à chacun de ses choix délibérés. En réalité, la moralité des actes humains ne se déduit pas seulement de l'intention, de l'orientation ou de l'option fondamentale, entendue au sens d'une intention qui ne comporte pas d'engagements bien déterminés ou qui ne serait pas suivie d'un effort réel dans les divers domaines où doit s'exercer la vie morale. On ne peut juger de la moralité, dès lors qu'on omet de vérifier si le choix délibéré d'un comportement concret est conforme ou contraire à la dignité et à la vocation intégrale de la personne humaine. Tout choix implique toujours une référence de la volonté délibérée aux biens et aux maux présentés par la loi naturelle comme des biens à rechercher et des maux à éviter. Si l'on considère les préceptes moraux positifs, la prudence doit toujours vérifier leur pertinence dans une situation déterminée, en tenant compte, par exemple, d'autres devoirs peut-être plus importants ou plus urgents. Mais les préceptes moraux négatifs, c'est-à-dire ceux qui interdisent certains actes ou comportements concrets comme intrinsèquement mauvais, n'admettent aucune exception légitime ; ils ne laissent aucun espace moralement acceptable pour " créer " une quelconque détermination contraire. Une fois reconnue dans les faits la qualification morale d'une action interdite par une règle universelle, le seul acte moralement bon consiste à obéir à la loi morale et à éviter l'action qu'elle interdit.
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Il faut ajouter une importante considération pastorale. Dans la logique des positions mentionnées plus haut, l'homme pourrait, en vertu d'une option fondamentale, rester fidèle à Dieu, indépendamment de la conformité ou de la non- conformité de certains de ses choix et de ses actes délibérés avec les normes ou les règles morales spécifiques. En raison d'une option première pour la charité, l'homme pourrait demeurer moralement bon, persévérer dans la grâce de Dieu, gagner son salut, même si certains de ses comportements concrets étaient délibérément et gravement contraires aux commandements de Dieu, toujours enseignés par l'Eglise.
En réalité, l'homme ne se perd pas seulement par l'infidélité à l'option fondamentale, grâce à laquelle il s'est remis " tout entier et librement à Dieu " (113). Avec chaque péché mortel commis de manière délibérée, il offense Dieu qui a donné la Loi et il se rend donc coupable à l'égard de la Loi tout entière Jc 2,8-11 ; tout en restant dans la foi, il perd la " grâce sanctifiante ", la " charité " et la " béatitude éternelle " (114). " La grâce de la justification, enseigne le Concile de Trente, une fois reçue, peut être perdue non seulement par l'infidélité, qui fait perdre la foi elle-même, mais aussi par tout autre péché mortel " (115).
(113) DV 5 ; cf. Congrégation pour la Doctrine de la foi, Déclar. Persona humana (29 décembre 1975), 10 : AAS 68 (1976), p. 88-90. (114) Cf. RP 17. (115) Session VI, Décret Cum hoc tempore, ch. 15 : DS 1544 ; can. 19 : DS 1569.
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Les considérations sur l'option fondamentale ont conduit certains théologiens, comme on vient de le faire observer, à soumettre à une profonde révision même la distinction traditionnelle entre péchés mortels et péchés véniels. Ces théologiens soulignent que l'opposition à la Loi de Dieu, qui fait perdre la grâce sanctifiante - et qui, si l'on meurt en cet état de péché, provoque la condamnation éternelle -, ne peut être le fruit que d'un acte qui engage la personne tout entière, c'est-à-dire un acte d'option fondamentale. D'après eux, le péché mortel, qui sépare l'homme de Dieu, ne se produirait que par le refus de Dieu, posé à un niveau de la liberté qui ne peut être identifié avec un choix délibéré ni accompli en toute connaissance de cause. En ce sens, ajoutent-ils, il est difficile, au moins psychologiquement, d'admettre le fait qu'un chrétien qui veut rester uni à Jésus Christ et à son Eglise puisse si facilement et si fréquemment commettre des péchés mortels, comme le montrerait, parfois, la " matière " même de ses actes. Il serait également difficile d'admettre que l'homme soit capable, dans un court laps de temps, de briser radicalement son lien de communion avec Dieu et, par la suite, de retourner vers Lui dans un esprit de pénitence sincère. Il faut donc, dit- on, évaluer la gravité du péché en regardant le degré d'engagement de la liberté de la personne qui commet un acte plutôt que la matière de cet acte.
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L'exhortation apostolique post-synodale Reconciliatio et paenitentia a redit l'importance et l'actualité permanente de la distinction entre péchés mortels et péchés véniels, selon la tradition de l'Eglise. Et le Synode des Evêques de 1983, dont est issue cette exhortation, n'a pas " seulement réaffirmé ce qui avait été proclamé par le Concile de Trente sur l'existence et la nature des péchés mortels et véniels, mais il a voulu rappeler qu'est péché mortel tout péché qui a pour objet une matière grave et qui, de plus, est commis en pleine conscience et de consentement délibéré " (116).
(116) RP 17.
La déclaration du Concile de Trente ne considère pas seulement la " matière grave " du péché mortel, mais elle rappelle aussi, comme condition nécessaire de son existence, " la pleine conscience et le consentement délibéré ". Du reste, en théologie morale comme dans la pratique pastorale, on sait bien qu'il existe des cas où un acte, grave en raison de sa matière, ne constitue pas un péché mortel, car il y manque la pleine connaissance ou le consentement délibéré de celui qui le commet. D'autre part, " on devra éviter de réduire le péché mortel à l'acte qui exprime une " option fondamentale " contre Dieu ", suivant l'expression courante actuellement, en entendant par là un mépris formel et explicite de Dieu et du prochain ou bien un refus implicite et inconscient de l'amour. " Il y a, en fait, péché mortel également quand l'homme choisit, consciemment et volontairement, pour quelque raison que ce soit, quelque chose de gravement désordonné. En effet, un tel choix comprend par lui-même un mépris de la Loi divine, un refus de l'amour de Dieu pour l'humanité et pour toute la création : l'homme s'éloigne de Dieu et perd la charité. L'orientation fondamentale peut donc être radicalement modifiée par des actes particuliers. Sans aucun doute, il peut y avoir des situations très complexes et obscures sur le plan psychologique, qui ont une incidence sur la responsabilité subjective du pécheur. Mais, de considérations d'ordre psychologique, on ne peut passer à la constitution d'une catégorie théologique, comme le serait précisément l'" option fondamentale ", entendue de telle manière que, sur le plan objectif, elle changerait ou mettrait en doute la conception traditionnelle du péché mortel " (117).
(117) RP 17.
Ainsi, la dissociation de l'option fondamentale et des choix délibérés de comportements déterminés - désordonnés en eux-mêmes ou du fait des circonstances - qui ne la mettraient pas en cause, entraîne la méconnaissance de la doctrine catholique sur le péché mortel : " Avec toute la tradition de l'Eglise, nous appelons péché mortel l'acte par lequel un homme, librement et consciemment, refuse Dieu, sa Loi, l'alliance d'amour que Dieu lui propose, préférant se tourner vers lui-même, vers quelque réalité créée et finie, vers quelque chose de contraire à la volonté de Dieu (conversio ad creaturam). Cela peut se produire d'une manière directe et formelle, comme dans les péchés d'idolâtrie, d'apostasie, d'athéisme ; ou, d'une manière qui revient au même, comme dans toutes les désobéissances aux commandements de Dieu en matière grave " (118).
(118) RP 17.
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La relation entre la liberté de l'homme et la Loi de Dieu, qui se réalise de façon profonde et vivante dans la conscience morale, se manifeste et se concrétise dans les actes humains. C'est précisément par ses actes que l'homme se perfectionne en tant qu'homme, appelé à chercher spontanément son Créateur et à atteindre, en adhérant à lui librement, la pleine et bienheureuse perfection (119).
(119) Cf. GS 17.
Les actes humains sont des actes moraux parce qu'ils expriment et déterminent la bonté ou la malice de l'homme qui les accomplit (120). Ils ne produisent pas seulement un changement d'état d'éléments extérieurs à l'homme, mais, en tant que délibérément choisis, ils qualifient moralement la personne qui les accomplit et ils en expriment la physionomie spirituelle profonde, comme le note de façon suggestive saint Grégoire de Nysse : " Tous les êtres soumis au devenir ne demeurent jamais identiques à eux-mêmes, mais ils passent continuellement d'un état à un autre par un changement qui opère toujours en bien ou en mal (..). Or, être sujet au changement, c'est naître continuellement (..). Mais ici la naissance ne vient pas d'une intervention étrangère, comme c'est le cas pour les êtres corporels (..). Elle est le résultat d'un choix libre et nous sommes ainsi, en un sens, nos propres parents, nous créant nous-mêmes tels que nous voulons être, et, par notre volonté, nous façonnant selon le modèle que nous choisissons " (121).
(120) Cf. s. Thomas d'Aquin, Somme théologique, I-II 1,3 "Idem sunt actus morales et actus humani ". (121) Vie de Moïse, II, 2-3: PG 44, 327-328 : SC 1 ter, p. 106-109.
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La moralité des actes est définie par la relation entre la liberté de l'homme et le bien authentique. Ce bien est établi comme Loi éternelle, par la Sagesse de Dieu qui ordonne tout être à sa fin : cette Loi éternelle est connue autant grâce à la raison naturelle de l'homme (et ainsi, elle est " loi naturelle "), que, de manière intégrale et parfaite, grâce à la révélation sur naturelle de Dieu (elle est alors appelée " Loi divine "). L'agir est moralement bon quand les choix libres sont conformes au vrai bien de l'homme et manifestent ainsi l'orientation volontaire de la personne vers sa fin ultime, à savoir Dieu lui- même : le bien suprême, dans lequel l'homme trouve son bonheur plénier et parfait. La question initiale du dialogue entre le jeune homme et Jésus : " Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? " Mt 19,16 met immédiatement en évidence le lien essentiel entre la valeur morale d'un acte et la fin ultime de l'homme. Dans sa réponse, Jésus corrobore la conviction de son interlocuteur : l'accomplissement d'actes bons, exigés par Celui qui " seul est le Bon ", constitue la condition indispensable et la voie de la béatitude éternelle : " Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements " Mt 19,17. La réponse de Jésus et la référence aux commandements manifestent aussi que la voie qui mène à cette fin est marquée par le respect des lois divines qui sauvegardent le bien humain. Seul l'acte conforme au bien peut être la voie qui conduit à la vie.
Ordonner rationnellement l'acte humain vers le bien dans sa vérité et rechercher volontairement ce bien, appréhendé par la raison, cela constitue la moralité. Par conséquent, l'agir humain ne peut pas être estimé moralement bon seulement parce qu'il convient pour atteindre tel ou tel but recherché, ou simplement parce que l'intention du sujet est bonne (122).
(122) Cf. s. Thomas d'Aquin, Somme théologique, II-II 148,3.
L'agir est moralement bon lorsqu'il indique et manifeste que la personne s'ordonne volontairement à sa fin ultime et que l'action concrète est conforme au bien humain tel qu'il est reconnu dans sa vérité par la raison. Si l'objet de l'action concrète n'est pas en harmonie avec le vrai bien de la personne, le choix de cette action rend notre volonté et notre être même moralement mauvais, et il nous met donc en contradiction avec notre fin ultime, le Bien suprême, à savoir Dieu lui-même.
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Par la Révélation de Dieu et par la foi, le chrétien connaît la " nouveauté " dont est marquée la moralité de ses actes ; ceux-ci sont appelés à exprimer la conformité ou la non-conformité avec la dignité et la vocation qui lui ont été données par la grâce ; en Jésus Christ et dans son Esprit, le chrétien est une " créature nouvelle ", fils de Dieu, et, par ses actes, il manifeste sa ressemblance ou sa dissemblance avec l'image du Fils qui est " l'aîné d'une multitude de frères " Rm 8,29, il vit dans la fidélité ou dans l'infidélité au don de l'Esprit, et il s'ouvre ou se ferme à la vie éternelle, à la communion dans la vision, dans l'amour et dans la béatitude avec Dieu Père, Fils et Esprit Saint (123). Le Christ " nous façonne à son image - écrit saint Cyrille d'Alexandrie -, au point de faire briller en nous les traits caractéristiques de sa nature divine grâce à la sanctification, à la justice et à la rectitude d'une vie conforme à la vertu (..). Ainsi, la beauté de l'incomparable image resplendit sur nous qui sommes dans le Christ et qui devenons des hommes de bien par nos oeuvres " (124).
(123) Dans la Constitution pastorale Gaudium et spes, le Concile précise : " Et cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le coeur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l'homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l'Esprit Saint offre à tous, d'une façon que Dieu connait, la possibilité d'être associés au mystère pascal " (GS 22). (124) Tractatus ad Tiberium Diaconum II. Responsiones ad Tiberium Diaconum sociosque suos : s. Cyrille d'Alexandrie, In D. Johannis Evangelium, III, ,d. Philip E. Pusey, Bruxelles, Culture et Civilisation (1965), p. 590.
En ce sens, la vie morale possède un caractère " téléologique " fondamental, car elle consiste dans l'orientation délibérée des actes humains vers Dieu, bien suprême et fin (telos) ultime de l'homme. De nouveau, la question du jeune homme à Jésus l'atteste: " Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? ".
Mais cette orientation vers la fin ultime n'est pas une dimension subjective qui dépend seulement de l'intention. Elle présuppose que des actes puissent être ordonnés, par eux-mêmes, à cette fin, en tant qu'ils sont conformes à l'authentique bien moral de l'homme, préservé par les commandements. C'est ce que rappelle Jésus dans sa réponse au jeune homme : " Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements " Mt 19,17.
Ce doit être évidemment une orientation rationnelle et libre, consciente et délibérée, en vertu de laquelle l'homme est " responsable " de ses actes et soumis au jugement de Dieu, juge juste et bon qui récompense le bien et châtie le mal, comme nous le rappelle l'Apôtre Paul : " Car il nous faudra tous apparaître à découvert devant le tribunal du Christ, pour que chacun reçoive ce qu'il a mérité, soit en bien soit en mal, pendant qu'il était dans son corps " 2Co 5,10.
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Mais de quoi la qualification morale de l'agir libre de l'homme dépend-elle ? Par quoi cette orientation des actes humains est-elle assurée ? Par l'intention du sujet qui agit, par les circonstances - et en particulier par les conséquences - de son agir, ou par l'objet même de son acte ?
C'est là ce qu'on appelle traditionnellement le problème des " sources de la moralité ". Précisément face à ce problème, ces dernières décennies, se sont manifestées, ou répétées, de nouvelles orientations culturelles et théologiques qui exigent un sérieux discernement de la part du Magistère de l'Eglise.
Certaines théories éthiques, appelées " téléologiques ", se montrent attentives à la conformité des actes humains avec les fins poursuivies par l'agent et avec les valeurs qu'il admet. Les critères pour évaluer la pertinence morale d'une action sont obtenus par la pondération des biens moraux ou pré-moraux à atteindre et des valeurs correspondantes non morales ou pré- morales à respecter. Pour certains, le comportement concret serait juste, ou erroné, selon qu'il pourrait, ou ne pourrait pas, conduire à un état de fait meilleur pour toutes les personnes concernées : le comportement serait juste dans la mesure où il entraînerait le maximum de biens et le minimum de maux.
De nombreux moralistes catholiques qui suivent cette orientation entendent garder leurs distances avec l'utilitarisme et avec le pragmatisme, théories pour lesquelles la moralité des actes humains serait à juger sans faire référence à la véritable fin ultime de l'homme. À juste titre, ils se rendent compte de la nécessité de trouver des argumentations rationnelles toujours plus cohérentes pour justifier les exigences et fonder les normes de la vie morale. Cette recherche est légitime et nécessaire, du moment que l'ordre moral fixé par la loi naturelle est par définition accessible à la raison humaine. Au demeurant, c'est une recherche qui correspond aux exigences du dialogue et de la collaboration avec les non-catholiques et les non-croyants, particulièrement dans les sociétés pluralistes.
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Mais, tout en s'efforçant d'élaborer une telle morale rationnelle - parfois appelée à ce titre " morale autonome " -, on rencontre de fausses solutions, liées en particulier à une compréhension inadéquate de l'objet de l'agir moral. Certains ne prennent pas suffisamment en considération le fait que la volonté est impliquée dans les choix concrets qu'elle opère : ces derniers déterminent sa bonté morale et son orientation vers la fin ultime de la personne. D'autres s'inspirent d'une conception de la liberté qui fait abstraction des conditions effectives de son exercice, de sa référence objective à la vérité sur le bien et de sa détermination par des choix de comportements concrets. Ainsi, selon ces théories, la volonté libre ne serait ni moralement soumise à des obligations déterminées, ni formée par ses choix, bien que restant responsable de ses actes et de leurs conséquences. Ce " téléologisme ", en tant que méthode de découverte de la norme morale, peut alors - selon des terminologies et des approches empruntées à divers courants de pensée - recevoir le nom de " conséquentialisme " ou de " proportionnalisme ". Le premier entend définir les critères de la justesse d'un agir déterminé à partir du seul calcul des conséquences prévisibles de l'exécution d'un choix. Le second, qui pondère entre eux les valeurs de ces actes et les biens poursuivis, s'intéresse plutôt à la proportion qu'il reconnaît entre leurs effets bons et leurs effets mauvais, en vue du " plus grand bien " ou du " moindre mal " réellement possibles dans une situation particulière. Les théories éthiques téléologiques (proportionnalisme, conséquentialisme), tout en reconnaissant que les valeurs morales sont indiquées par la raison et par la Révélation, considèrent qu'on ne peut jamais formuler une interdiction absolue de comportements déterminés qui seraient en opposition avec ces valeurs, en toute circonstance et dans toutes les cultures. Le sujet agissant aurait certes le devoir d'atteindre les valeurs recherchées, mais sous un double aspect: en effet, les valeurs ou les biens engagés dans un acte humain seraient, d'une part d'ordre moral (au regard des valeurs proprement morales comme l'amour de Dieu, la charité à l'égard du prochain, la justice, etc.), et d'autre part d'ordre pré-moral, appelé non-moral, physique ou ontique (en regard des avantages ou des inconvénients causés à celui qui agit ou à d'autres personnes impliquées à un moment ou à un autre, comme par exemple la santé ou son altération, l'intégrité physique, la vie, la mort, la perte des biens matériels, etc.).
Dans un monde où le bien serait toujours mêlé au mal et tout effet bon lié à d'autres effets mauvais, la moralité de l'acte serait jugée de manière différenciée : sa " bonté " morale à partir de l'intention du sujet rapportée aux biens moraux, et sa " rectitude ", à partir de la prise en compte des effets ou des conséquences prévisibles et de leurs proportions. En conséquence, les comportements concrets seraient à évaluer comme " justes " ou " erronés ", sans que pour autant il soit possible de qualifier comme moralement " bonne " ou " mauvaise " la volonté de la personne qui les choisit. En ce sens, un acte qui, placé en contradiction avec une norme négative universelle, viole directement des biens considérés comme pré-moraux, pourrait être qualifié comme moralement admissible si l'intention du sujet se concentrait, selon une pondération " responsable " des biens impliqués dans l'action concrète, sur la valeur morale jugée décisive dans les circonstances. L'évaluation des conséquences de l'action, en fonction de la proportion de l'acte avec ses effets et de la proportion des effets les uns par rapport aux autres, ne concernerait que l'ordre pré-moral. La spécificité morale des actes, c'est-à-dire de leur bonté ou de leur malice, serait exclusivement déterminée par la fidélité de la personne aux valeurs les plus hautes de la charité et de la prudence, sans que cette fidélité soit nécessairement incompatible avec des choix contraires à certains préceptes moraux particuliers. Même en matière grave, ces derniers préceptes devraient être considérés comme des normes opératives, toujours relatives et susceptibles d'exceptions.
Dans cette perspective, consentir délibérément à certains comportements déclarés illicites par la morale traditionnelle n'impliquerait pas une malice morale objective.
1993 Veritatis Splendor 62