1993 Veritatis Splendor 76
76
Ces théories peuvent acquérir une certaine force de persuasion par leur affinité avec la mentalité scientifique, préoccupée à juste titre d'ordonner les activités techniques et économiques en fonction du calcul des ressources et des profits, des procédés et des effets. Elles veulent libérer des contraintes d'une morale de l'obligation, volontariste et arbitraire, qui se révélerait inhumaine.
De semblables théories ne sont cependant pas fidèles à la doctrine de l'Eglise, puisqu'elles croient pouvoir justifier, comme moralement bons, des choix délibérés de comportements contraires aux commandements de la Loi divine et de la loi naturelle. Ces théories ne peuvent se réclamer de la tradition morale catholique : s'il est vrai que celle-ci a vu se développer une casuistique attentive à pondérer les plus grandes possibilités de faire le bien dans certaines situations concrètes, il n'en demeure pas moins vrai que cette façon de voir ne concernait que les cas où la loi était douteuse et qu'elle ne remettait donc pas en cause la validité absolue des préceptes moraux négatifs qui obligent sans exception. Les fidèles sont tenus de reconnaître et de respecter les préceptes moraux spécifiques déclarés et enseignés par l'Eglise au nom de Dieu, Créateur et Seigneur (125). Quand l'Apôtre Paul résume l'accomplissement de la Loi dans le précepte d'aimer son prochain comme soi-même Rm 13,8-10, il n'atténue pas les commandements, mais il les confirme, puisqu'il en révèle les exigences et la gravité. L'amour de Dieu et l'amour du prochain sont inséparables de l'observance des commandements de l'Alliance, renouvelée dans le sang de Jésus Christ et dans le don de l'Esprit. C'est justement l'honneur des chrétiens d'obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes Ac 4,19 Ac 5,29 et, pour cela, d'accepter même le martyre, comme l'ont fait des saints et des saintes de l'Ancien et du Nouveau Testament, reconnus tels pour avoir donné leur vie plutôt que d'accomplir tel ou tel geste particulier contraire à la foi ou à la vertu.
(125) Cf. Concile de Trente, Sess. VI, Décret Cum hoc tempo re, can. 19 : DS 1569. Voir aussi : Clément XI, Const. Unigenitus Dei Filius, (8 septembre 1713) contre les erreurs de Pasquier Quesnel, n. 53-56 : DS 2453-2456.
77
Pour donner les critères rationnels d'une juste décision morale, les théories mentionnées tiennent compte de l'intention et des conséquences de l'action humaine. Il faut certes prendre en grande considération l'intention - comme le rappelle Jésus avec une insistance particulière dans une opposition ouverte aux scribes et aux pharisiens, qui prescrivaient minutieusement certaines oeuvres extérieures sans tenir compte du coeur Mc 7,20-21 Mt 15,19 -, et aussi les biens obtenus et les maux évités à la suite d'un acte particulier. Il s'agit d'une exigence de responsabilité. Mais la considération de ces conséquences - et également des intentions - n'est pas suffisante pour évaluer la qualité morale d'un choix concret. La pondération des biens et des maux, comme conséquences prévisibles d'une action, n'est pas une méthode adéquate pour déterminer si le choix de ce comportement concret est, " selon son espèce " ou " en soi- même ", moralement bon ou mauvais, licite ou illicite. Les conséquences prévisibles appartiennent aux circonstances de l'acte, qui, si elles peuvent modifier la gravité d'un acte mauvais, ne peuvent cependant pas en changer l'aspect moral.
Du reste, chacun connaît la difficulté - ou mieux l'impossibilité - d'apprécier toutes les conséquences et tous les effets bons ou mauvais - dits pré-moraux - de ses propres actes: faire un calcul rationnel exhaustif n'est pas possible. Comment faire alors pour établir des proportions qui dépendent d'une évaluation dont les critères restent obscurs ? De quelle manière pourrait se justifier une obligation absolue sur des calculs aussi discutables ?
78
La moralité de l'acte humain dépend avant tout et fondamentalement de l'objet raisonnablement choisi par la volonté délibérée, comme le montre d'ailleurs la pénétrante analyse, toujours valable, de saint Thomas (126). Pour pouvoir saisir l'objet qui spécifie moralement un acte, il convient donc de se situer dans la perspective de la personne qui agit. En effet, l'objet de l'acte du vouloir est un comportement librement choisi. En tant que conforme à l'ordre de la raison, il est cause de la bonté de la volonté, il nous perfectionne moralement et nous dispose à reconnaître notre fin ultime dans le bien parfait, l'amour originel. Par objet d'un acte moral déterminé, on ne peut donc entendre un processus ou un événement d'ordre seulement physique, à évaluer selon qu'il provoque un état de choses déterminé dans le monde extérieur. Il est la fin prochaine d'un choix délibéré qui détermine l'acte du vouloir de la personne qui agit. En ce sens, comme l'enseigne le Catéchisme de l'Eglise catholique, " il y a des comportements concrets qu'il est toujours erroné de choisir parce que leur choix comporte un désordre de la volonté, c'est-à-dire un mal moral " (127). " Souvent - écrit l'Aquinate - , l'homme agit avec une intention droite, mais cela ne lui sert de rien, car la bonne volonté lui manque ; comme si, par exemple, quelqu'un vole pour nourrir un pauvre, son intention assurément est droite, mais il lui manque la rectitude de la volonté, qui fait que la rectitude d'intention n'excuse jamais une mauvaise action. " Comme certains nous accusent outrageusement de le dire, devrions-nous faire le mal pour qu'en sorte le bien ? Ceux-là méritent leur propre condamnation " Rm 3,8 " (128).
(126) Cf. Somme théologique, I-II 18,6. (127) CEC 1761. (128) In duo praecepta caritatis et in decem legis praecepta. De dilectione Dei : Opuscula theologica, II, n. 1168 : Turin, Marietti (1954), p. 250.
La raison pour laquelle la bonne intention ne suffit pas mais pour laquelle il convient de faire le choix juste des oeuvres réside dans le fait que l'acte humain dépend de son objet, c'est-à-dire de la possibilité ou non d'ordonner celui-ci à Dieu, à Celui qui " seul est le Bon ", et ainsi réalise la perfection de la personne. En conséquence, l'acte est bon si son objet est conforme au bien de la personne dans le respect des biens moralement importants pour elle. L'éthique chrétienne, qui privilégie l'attention à l'objet moral, ne refuse pas de considérer la " téléologie " intrinsèque de l'agir, en tant qu'orientée vers la promotion du vrai bien de la personne, mais elle reconnaît que ce bien n'est réellement poursuivi que si les éléments essentiels de la nature humaine sont respectés. L'acte humain, bon selon son objet, peut être aussi ordonné à la fin ultime. Et cet acte accède a sa perfection ultime et décisive quand la volonté l'ordonne effectivement à Dieu par la charité. En ce sens, le Patron des moralistes et des confesseurs enseigne
" Il ne suffit pas de faire des oeuvres bonnes, mais il faut les faire bien. Afin que nos oeuvres soient bonnes et parfaites, il est nécessaire de les faire dans le seul but de plaire à Dieu " (129).
(129) S. Alphonse-Marie de Liguori, Manière d'aimer Jésus Christ, VII, 3.
79
Il faut donc repousser la thèse des théories téléologiques et proportionnalistes selon laquelle il serait impossible de qualifier comme moralement mauvais selon son genre - son " objet " - le choix délibéré de certains comportements ou de certains actes déterminés, en les séparant de l'intention dans laquelle le choix a été fait ou de la totalité des conséquences prévisibles de cet acte pour toutes les personnes concernées.
L'élément primordial et décisif pour le jugement moral est l'objet de l'acte de l'homme, lequel décide si son acte peut être orienté au bien et à la fin ultime, qui est Dieu. Cette orientation est trouvée par la raison dans l'être même de l'homme, entendu dans sa vérité intégrale, donc dans ses inclinations naturelles, dans ses dynamismes et dans ses finalités qui ont toujours aussi une dimension spirituelle : c'est exactement le contenu de la loi naturelle, et donc l'ensemble organique des " biens pour la personne " qui se mettent au service du " bien de la personne ", du bien qui est la personne elle-même et sa perfection. Ce sont les biens garantis par les commandements, lesquels, selon saint Thomas, contiennent toute la loi naturelle (130).
(130) Cf. Somme théologique, I-II, q. 100, a. 1.
80
Or, la raison atteste qu'il peut exister des objets de l'acte humain qui se présentent comme " ne pouvant être ordonnés " à Dieu, parce qu'ils sont en contradiction radicale avec le bien de la personne, créée à l'image de Dieu. Ce sont les actes qui, dans la tradition morale de l'Eglise, ont été appelés " intrinsèquement mauvais " (intrinsece malum) : ils le sont toujours et en eux-mêmes, c'est-à-dire en raison de leur objet même, indépendamment des intentions ultérieures de celui qui agit et des circonstances. De ce fait, sans aucunement nier l'influence que les circonstances, et surtout les intentions, exercent sur la moralité, l'Eglise enseigne " qu'il y a des actes qui, par eux-mêmes et en eux-mêmes, indépendamment des circonstances, sont toujours gravement illicites, en raison de leur objet " (131). Dans le cadre du respect dû à la personne humaine, le Concile Vatican II lui-même donne un ample développement au sujet de ces actes : " Tout ce qui s'oppose à la vie elle-même, comme toute espèce d'homicide, le génocide, l'avortement, l'euthanasie et même le suicide délibéré ; tout ce qui constitue une violation de l'intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la torture physique ou morale, les contraintes psychologiques ; tout ce qui est offense à la dignité de l'homme, comme les conditions de vie sous- humaines, les emprisonnements arbitraires, les déportations, l'esclavage, la prostitution, le commerce des femmes et des jeunes ; ou encore les conditions de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable : toutes ces pratiques et d'autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis qu'elles corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s'y livrent plus encore que ceux qui les subissent et insultent gravement l'honneur du Créateur " (132).
(131) RP 17. Cf. Paul VI, Allocution aux membres du Chapitre général de la Congrégation des Rédemptoristes (septembre 1967) : AAS 59 (1967), p. 962 : " On doit éviter d'induire les fidèles à penser différemment, comme si, après le Concile, certains comportements, que précédemment l'Eglise avait déclarés intrinsèquement mauvais, étaient aujourd'hui permis. Qui ne voit qu'il en découle un relativisme moral déplorable, qui pourrait facilement rendre discutable tout le patrimoine de la doctrine de l'Eglise ? " (132) GS 27.
Sur les actes intrinsèquement mauvais, et en référence aux pratiques contraceptives par lesquelles l'acte conjugal est rendu intentionnellement infécond, Paul VI enseigne : " En vérité, s'il est parfois licite de tolérer un moindre mal moral afin d'éviter un mal plus grand ou de promouvoir un bien plus grand, il n'est pas permis, même pour de très graves raisons, de faire le mal afin qu'il en résulte un bien Rm 3,8, c'est-à-dire de prendre comme objet d'un acte positif de la volonté ce qui est intrinsèquement un désordre et par conséquent une chose indigne de la personne humaine, même avec l'intention de sauvegarder ou de promouvoir des biens individuels, familiaux ou sociaux " (133).
(133) HV 14.
81
En montrant l'existence d'actes intrinsèquement mauvais, l'Eglise reprend la doctrine de l'Ecriture Sainte. L'Apôtre Paul l'affirme catégoriquement : " Ne vous y trompez pas ! Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens de moeurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu'ivrognes, insulteurs ou rapaces, n'hériteront du Royaume de Dieu " 1Co 6,9-10.
Si les actes sont intrinsèquement mauvais, une intention bonne ou des circonstances particulières peuvent en atténuer la malice, mais ne peuvent pas la supprimer. Ce sont des actes " irrémédiablement " mauvais ; par eux-mêmes et en eux- mêmes, ils ne peuvent être ordonnés à Dieu et au bien de la personne : " Quant aux actes qui sont par eux-mêmes des péchés (cum iam opera ipsa peccata sunt) - écrit saint Augustin -, comme le vol, la fornication, les blasphèmes, ou d'autres actes semblables, qui oserait affirmer que, accomplis pour de bonnes raisons (causis bonis), ils ne seraient pas des péchés ou, conclusion encore plus absurde, qu'ils seraient des péchés justifiés ? " (134).
(134) Contra mendacium, VII, 18 : PL 40, 528 ; cf. s. Thomas d'Aquin, Quaestiones quodlibetales, IX, q. 7, a. 2 ; CEC 1753-1755.
De ce fait, les circonstances ou les intentions ne pourront jamais transformer un acte intrinsèquement malhonnête de par son objet en un acte " subjectivement " honnête ou défendable comme choix.
82
En outre, l'intention est bonne quand elle s'oriente vers le vrai bien de la personne en vue de sa fin ultime. Mais les actes dont l'objet " ne peut être ordonné " à Dieu et est " indigne de la personne humaine " s'opposent toujours et dans tous les cas à ce bien.
Dans ce sens, le respect des normes qui interdisent ces actes et qui obligent semper et pro semper, c'est-à-dire sans aucune exception, non seulement ne limite pas la bonne intention, mais constitue vraiment son expression fondamentale.
La doctrine de l'objet, source de la moralité, constitue une explicitation authentique de la morale biblique de l'Alliance et des commandements, de la charité et des vertus. La qualité morale de l'agir humain dépend de cette fidélité aux commandements, expression d'obéissance et d'amour.
C'est pour cette raison, nous le répétons, qu'il faut repousser comme erronée l'opinion qui considère qu'il est impossible de qualifier moralement comme mauvais selon son genre le choix délibéré de certains comportements ou actes déterminés, en faisant abstraction de l'intention pour laquelle le choix est fait ou de la totalité des conséquences prévisibles de cet acte pour toutes les personnes concernées. Sans cette détermination rationnelle de la moralité de l'agir humain, il serait impossible d'affirmer un " ordre moral objectif " (135) et d'établir une quelconque norme déterminée du point de vue du contenu, qui obligerait sans exception ; et ce au préjudice de la fraternité humaine et de la vérité sur le bien, ainsi qu'au détriment de la communion ecclésiale.
(135) DH 7.
83
Comme on le voit, dans la question de la moralité des actes humains, et en particulier dans celle de l'existence des actes intrinsèquement mauvais, se focalise en un certain sens la question même de l'homme, de sa vérité et des conséquences morales qui en découlent. En reconnaissant et en enseignant l'existence du mal intrinsèque dans des actes humains déterminés, l'Eglise reste fidèle à la vérité intégrale sur l'homme, et donc elle respecte l'homme et le promeut dans sa dignité et dans sa vocation. En conséquence, elle doit repousser les théories exposées ci-dessus qui s'inscrivent en opposition avec cette vérité.
Cependant, Frères dans l'épiscopat, nous ne devons pas nous contenter d'admonester les fidèles sur les erreurs et sur les dangers de certaines théories éthiques. Il nous faut, avant tout, faire apparaître la splendeur fascinante de cette vérité qui est Jésus Christ lui-même. En Lui, qui est la Vérité Jn 14,6, l'homme peut comprendre pleinement et vivre parfaitement, par ses actes bons, sa vocation à la liberté dans l'obéissance à la Loi divine, qui se résume dans le commandement de l'amour de Dieu et du prochain.
Cela se réalise par le don de l'Esprit Saint, Esprit de vérité, de liberté et d'amour : en Lui, il nous est donné d'intérioriser la Loi, de la percevoir et de la vivre comme le dynamisme de la vraie liberté personnelle : cette Loi est " la Loi parfaite de la liberté " Jc 1,25.
84
Le problème fondamental que les théories morales évoquées plus haut posent avec une particulière insistance est celui du rapport entre la liberté de l'homme et la Loi de Dieu ; en dernier ressort, c'est le problème du rapport entre la liberté et la vérité.
Selon la foi chrétienne et la doctrine de l'Eglise, " seule la liberté qui se soumet à la Vérité conduit la personne humaine à son vrai bien. Le bien de la personne est d'être dans la Vérité et de faire la Vérité " (136).
(136) Discours aux participants du Congrès international de théologie morale (10 avril 1986), n. 1 : Insegnamenti IX, n. 1 (1986), p. 970.
La confrontation de la position de l'Eglise avec la situation sociale et culturelle actuelle met immédiatement en évidence l'urgence qu'il y a, pour l'Eglise elle-même, de mener un intense travail pastoral précisément sur cette question fondamentale : " Ce lien essentiel entre vérité-bien-liberté a été perdu en grande partie par la culture contemporaine ; aussi, amener l'homme à le redécouvrir est aujourd'hui une des exigences propres de la mission de l'Eglise, pour le salut du monde. La question de Pilate " qu'est-ce que la vérité ? ", jaillit aujourd'hui aussi de la perplexité désolée d'un homme qui ne sait plus qui il est, d'où il vient et où il va. Et alors nous assistons souvent à la chute effrayante de la personne humaine dans des situations d'autodestruction progressive. À vouloir écouter certaines voix, il semblerait que l'on ne doive plus reconnaître le caractère absolu et indestructible d'aucune valeur morale. Tous ont sous les yeux le mépris pour la vie humaine déjà conçue et non encore née ; la violation permanente de droits fondamentaux de la personne ; l'injuste destruction des biens nécessaires à une vie simplement humaine. Et même, il est arrivé quelque chose de plus grave : l'homme n'est plus convaincu que c'est seulement dans la vérité qu'il peut trouver le salut. La force salvifique du vrai est contestée et l'on confie à la seule liberté, déracinée de toute objectivité, la tâche de décider de manière autonome de ce qui est bien et de ce qui est mal. Ce relativisme devient, dans le domaine théologique, un manque de confiance dans la sagesse de Dieu qui guide l'homme par la loi morale. À ce que la loi morale prescrit, on oppose ce que l'on appelle des situations concrètes, en ne croyant plus, au fond, que la Loi de Dieu soit toujours l'unique vrai bien de l'homme " (137).
(137) Ibid., n. 2.
85
Le travail de discernement par l'Eglise de ces théories éthiques ne se limite pas à les dénoncer ou à les réfuter, mais, positivement, il vise à soutenir avec beaucoup d'amour tous les fidèles pour la formation d'une conscience morale qui porte des jugements et conduit à des décisions selon la vérité, ainsi qu'y exhorte l'Apôtre Paul : " Ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait " Rm 12,2. Cette tâche de l'Eglise s'appuie - et c'est là son " secret " constitutif - non seulement sur les énoncés doctrinaux et les appels pastoraux à la vigilance mais plutôt sur le regard porté constamment sur le Seigneur Jésus. Comme le jeune homme de l'Evangile, l'Eglise tourne chaque jour son regard vers le Christ avec un amour inlassable, pleinement consciente que la réponse véritable et définitive au problème moral ne se trouve qu'en lui.
En particulier, c'est en Jésus crucifié qu'elle trouve la réponse à la question qui tourmente tant d'hommes aujourd'hui : comment l'obéissance aux normes morales universelles et immuables peut-elle respecter le caractère unique et irremplaçable de la personne, et ne pas attenter à sa liberté et à sa dignité ? L'Eglise fait sienne la conscience que l'Apôtre Paul avait de sa mission : " Le Christ m'a envoyé annoncer l'Evangile, et cela sans la sagesse du langage, pour que ne soit pas réduite à néant la Croix du Christ Nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c'est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu " 1Co 1,17 1Co 1,23-24. Le Christ crucifié révèle le sens authentique de la liberté, il le vit en plénitude par le don total de lui-même et il appelle ses disciples à participer à sa liberté même.
86
La réflexion rationnelle et l'expérience quotidienne montrent la faiblesse qui affecte la liberté de l'homme. C'est une liberté véritable, mais finie : elle n'a pas sa source absolue et inconditionnée en elle-même, mais dans l'existence dans laquelle elle se situe et qui, pour elle, constitue à la fois des limites et des possibilités. C'est la liberté d'une créature, c'est-à-dire un don, qu'il faut accueillir comme un germe et qu'il faut faire mûrir de manière responsable. Elle est constitutive de l'image d'être créé qui fonde la dignité de la personne : en elle, se retrouve la vocation originelle par laquelle le Créateur appelle l'homme au Bien véritable, et, plus encore, par la révélation du Christ, il l'appelle à entrer en amitié avec Lui en participant à sa vie divine elle-même. La liberté est possession inaliénable de soi en même temps qu'ouverture universelle à tout ce qui existe, par la sortie de soi vers la connaissance et l'amour de l'autre (138). Elle s'enracine donc dans la vérité de l'homme et elle a pour fin la communion.
(138) Cf. GS 24.
La raison et l'expérience ne disent pas seulement la faiblesse de la liberté humaine, mais aussi son drame. L'homme découvre que sa liberté est mystérieusement portée à trahir son ouverture au Vrai et au Bien et que, trop souvent, il préfère, en réalité, choisir des biens finis, limités et éphémères. Plus encore, dans ses erreurs et dans ses choix négatifs, l'homme perçoit l'origine d'une révolte radicale qui le porte à refuser la Vérité et le Bien pour s'ériger en principe absolu de soi : " Vous serez comme Dieu " Gn 3,5. La liberté a donc besoin d'être libérée. Le Christ en est le libérateur : il " nous a libérés pour que nous restions libres " Ga 5,1.
87
Le Christ nous révèle avant tout que la condition de la liberté authentique est de reconnaître la vérité honnêtement et avec ouverture d'esprit : " Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera " Jn 8,32 (139). C'est la vérité qui rend libre face au pouvoir et qui donne la force du martyre. Il en est ainsi pour Jésus devant Pilate : " Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité " Jn 18,37. De même, les vrais adorateurs de Dieu doivent l'adorer " en esprit et en vérité " Jn 4,23 : ils deviennent libres par cette adoration. En Jésus Christ, l'attachement à la vérité et l'adoration de Dieu se présentent comme les racines les plus intimes de la liberté.
(139) Cf. RH 12.
En outre, Jésus révèle, par sa vie même et non seulement par ses paroles, que la liberté s'accomplit dans l'amour, c'est-à-dire dans le don de soi. Lui qui dit : " Nul n'a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis " Jn 15,13 marche librement vers sa Passion Mt 26,46 et, dans son obéissance au Père, il livre sa vie sur la Croix pour tous les hommes Ph 2,6-11. La contemplation de Jésus crucifié est donc la voie royale sur laquelle l'Eglise doit avancer chaque jour si elle veut comprendre tout le sens de la liberté : le don de soi dans le service de Dieu et de ses frères. Et la communion avec le Seigneur crucifié et ressuscité est la source intarissable à laquelle l'Eglise puise sans cesse pour vivre librement, se donner et servir. En commentant ce verset du Psaume 100/99 " Servez le Seigneur dans l'allégresse ", saint Augustin dit : " Dans la maison du Seigneur, l'esclavage est libre. L'esclavage est libre, lorsque ce n'est pas la contrainte mais la charité qui sert Que la charité te rende esclave, puisque la vérité t'a rendu libre Tu es en même temps esclave et homme libre: esclave, car tu l'es devenu ; homme libre, car tu es aimé de Dieu, ton Créateur ; bien plus, tu es libre parce que tu aimes ton Créateur Tu es l'esclave du Seigneur, l'affranchi du Seigneur. Ne cherche pas à être libéré en t'éloignant de la maison de ton libérateur ! " (140).
(140) Enarratio in Psalmum XCIX, 7 : CCL 39, 1397.
Ainsi l'Eglise, et tout chrétien en elle, est appelée à participer au munus regale du Christ en Croix Jn 12,32, à la grâce et à la responsabilité du Fils de l'homme qui " n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour une multitude " Mt 20,28 (141).
(141) Cf. LG 36 ; cf. RH 21.
Jésus est donc la synthèse vivante et personnelle de la liberté parfaite dans l'obéissance totale à la volonté de Dieu. Son corps crucifié est la pleine révélation du lien indissoluble entre la liberté et la vérité, de même que sa résurrection des morts est la suprême exaltation de la fécondité et de la force salvifique d'une liberté vécue dans la vérité. Marcher dans la lumière 1Jn 1,7
88
L'opposition et même la séparation radicale entre la liberté et la vérité sont la conséquence, la manifestation et le résultat d'une dichotomie plus grave et plus néfaste, celle qui dissocie la foi de la morale.
Cette dissociation constitue l'une des préoccupations pastorales les plus vives de l'Eglise devant le processus actuel de sécularisation, selon lequel des hommes nombreux, trop nombreux, pensent et vivent " comme si Dieu n'existait pas ". Nous nous trouvons en présence d'une mentalité qui affecte, souvent de manière profonde, ample et très répandue, les attitudes et les comportements des chrétiens eux-mêmes, dont la foi est affaiblie et perd son originalité de critère nouveau d'interprétation et d'action pour l'existence personnelle, familiale et sociale. En réalité, dans le contexte d'une culture largement déchristianisée, les critères de jugement et de choix retenus par les croyants eux-mêmes se présentent souvent comme étrangers ou même opposés à ceux de l'Evangile.
Il est alors urgent que les chrétiens redécouvrent la nouveauté de leur foi et la force qu'elle donne au jugement par rapport à la culture dominante et envahissante : " Jadis vous étiez ténèbres - nous avertit l'Apôtre Paul -, mais à présent vous êtes lumière dans le Seigneur ; conduisez-vous en enfants de lumière ; car le fruit de la lumière consiste en toute bonté, justice et vérité. Discernez ce qui plaît au Seigneur, et ne prenez aucune part aux oeuvres stériles des ténèbres ; dénoncez- les plutôt Ainsi, prenez bien garde à votre conduite ; qu'elle soit celle non d'insensés, mais de sages, qui tirent bon parti de la période présente ; car nos temps sont mauvais " Ep 5,8-11 Ep 5,15-16 1Th 5,4-8.
Il faut retrouver et présenter à nouveau le vrai visage de la foi chrétienne qui n'est pas seulement un ensemble de propositions à accueillir et à ratifier par l'intelligence. Au contraire, c'est une connaissance et une expérience du Christ, une mémoire vivante de ses commandements, une vérité à vivre. Du reste, une parole n'est vraiment accueillie que lorsqu'elle est appliquée dans les actes, lorsqu'elle est mise en pratique. La foi est une décision qui engage toute l'existence. Elle est une rencontre, un dialogue, une communion d'amour et de vie du croyant avec Jésus Christ, Chemin, Vérité et Vie Jn 14,6. Elle implique un acte de confiance et d'abandon au Christ, et elle nous permet de vivre comme il a vécu Ga 2,20, c'est-à-dire dans le plus grand amour de Dieu et de nos frères.
89
La foi a aussi un contenu moral : elle est source et exigence d'un engagement cohérent de la vie ; elle comporte et perfectionne l'accueil et l'observance des commandements divins. Comme l'écrit l'évangéliste Jean, " Dieu est Lumière, en lui point de ténèbres. Si nous disons que nous sommes en communion avec lui alors que nous marchons dans les ténèbres, nous mentons, nous ne faisons pas la vérité À ceci nous savons que nous le connaissons : si nous gardons ses commandements. Qui dit : " Je le connais ", alors qu'il ne garde pas ses commandements, est un menteur, et la vérité n'est pas en lui. Mais celui qui garde sa parole, c'est en lui vraiment que l'amour de Dieu est accompli. À cela nous savons que nous sommes en lui. Celui qui prétend demeurer en lui doit se conduire à son tour comme celui-là s'est conduit " 1Jn 1,5-6 1Jn 2,3-6.
Par la vie morale, la foi devient " confession ", non seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes : elle se fait témoignage. " Vous êtes la lumière du monde - a dit Jésus. Une ville ne se peut cacher, qui est sise au sommet d'un mont. Et l'on n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les hommes afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux " Mt 5,14-16. Ces oeuvres sont surtout celles de la charité Mt 25,31-46 et de la liberté authentique qui se manifeste et vit par le don de soi. Jusqu'au don total de soi, comme l'a fait Jésus qui, sur la Croix, " a aimé l'Eglise et s'est livré pour elle " Ep 5,25. Le témoignage du Christ est source, modèle et appui pour le témoignage du disciple, appelé à prendre la même route : " Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa croix chaque jour, et qu'il me suive " Lc 9,23. La charité, selon les exigences du radicalisme évangélique, peut amener le croyant au témoignage suprême du martyre. Et cela, toujours en suivant l'exemple de Jésus qui meurt sur la Croix : " Cherchez à imiter Dieu, comme des enfants bien-aimés - écrit Paul aux chrétiens d'Ephèse -, et suivez la voie de l'amour, à l'exemple du Christ qui nous a aimés et s'est livré pour nous, s'offrant à Dieu en sacrifice d'agréable odeur " Ep 5,1-2.
90
Le rapport entre la foi et la morale resplendit de tout son éclat dans le respect inconditionnel dû aux exigences absolues de la dignité personnelle de tout homme, exigences soutenues par les normes morales interdisant sans exception tous les actes intrinsèquement mauvais. L'universalité et l'immutabilité de la norme morale manifestent et protègent en même temps la dignité personnelle, c'est-à-dire l'inviolabilité de l'homme sur qui brille la splendeur de Dieu Gn 9,5-6. Le fait du martyre chrétien, qui a toujours accompagné et accompagne encore la vie de l'Eglise, confirme de manière particulièrement éloquente le caractère inacceptable des théories éthiques, qui nient l'existence de normes morales déterminées et valables sans exception.
Dans l'Ancienne Alliance, nous rencontrons déjà d'admirables témoignages d'une fidélité à la Loi sainte de Dieu, poussée jusqu'à l'acceptation volontaire de la mort. L'histoire de Suzanne est exemplaire à cet égard : aux deux juges iniques qui menaçaient de la faire mourir si elle avait refusé de céder à leur passion impure, elle répondit : " Me voici traquée de toutes parts : si je cède, c'est pour moi la mort, si je résiste, je ne vous échapperai pas. Mais mieux vaut pour moi tomber innocente entre vos mains que de pécher à la face du Seigneur ! " . Suzanne, qui préférait " tomber innocente " entre les mains des juges témoigne non seulement de sa foi et de sa confiance en Dieu, mais aussi de son obéissance à la vérité et à l'absolu de l'ordre moral : par sa disponibilité au martyre, elle proclame qu'il n'est pas juste de faire ce que la Loi de Dieu qualifie comme mal pour en retirer un bien quel qu'il soit. Elle choisit pour elle-même la " meilleure part " : un témoignage tout à fait limpide, sans aucun compromis, rendu à la vérité sur le bien et au Dieu d'Israël ; elle montre ainsi, par ses actes, la sainteté de Dieu. Au seuil du Nouveau Testament, Jean Baptiste, se refusant à taire la Loi du Seigneur et à se compromettre avec le mal, " a donné sa vie pour la justice et la vérité " (142), et il fut ainsi précurseur du Messie jusque dans le martyre Mc 6,17-29. C'est pourquoi " il est enfermé dans l'obscurité d'un cachot, lui qui était venu rendre témoignage à la lumière et qui avait mérité d'être appelé flambeau ardent de la lumière par la Lumière elle-même qui est le Christ (..). Par son propre sang est baptisé celui à qui fut donné de baptiser le Rédempteur du monde " (143).
(142) Missale Romanum, oraison de la Mémoire du martyre de saint Jean Baptiste, 29 août. (143) S. BSde le Vénérable, Homeliarum Evangelii Libri, II,23 : CCL 122, 556-557.
Dans la Nouvelle Alliance, on rencontre de nombreux témoignages de disciples du Christ - à commencer par le diacre Etienne Ac 6,8-7,60 et par l'Apôtre Jacques Ac 12,1-2 - qui sont morts martyrs pour confesser leur foi et leur amour du Maître et pour ne pas le renier. Ils ont ainsi suivi le Seigneur Jésus qui, devant Caïphe et Pilate, " a rendu son beau témoignage " 1Tm 6,13, confirmant la vérité de son message par le don de sa vie. D'autres innombrables martyrs acceptèrent la persécution et la mort plutôt que d'accomplir le geste idolâtrique de brûler de l'encens devant la statue de l'empereur Ap 13,7-10. Ils allèrent jusqu'à refuser de simuler ce culte, donnant ainsi l'exemple du devoir de s'abstenir même d'un seul acte concret contraire à l'amour de Dieu et au témoignage de la foi. Dans l'obéissance, comme le Christ lui-même, ils confièrent et remirent leur vie au Père, à celui qui pouvait les sauver de la mort He 5,7.
L'Eglise propose l'exemple de nombreux saints et saintes qui ont rendu témoignage à la vérité morale et l'ont défendue jusqu'au martyre, préférant la mort à un seul péché mortel. En les élevant aux honneurs des autels, l'Eglise a canonisé leur témoignage et déclaré vrai leur jugement, selon lequel l'amour de Dieu implique obligatoirement le respect de ses commande ments, même dans les circonstances les plus graves, et le refus de les transgresser, même dans l'intention de sauver sa propre vie.
92
Dans le martyre vécu comme l'affirmation de l'inviolabilité de l'ordre moral, resplendissent en même temps la sainteté de la Loi de Dieu et l'intangibilité de la dignité personnelle de l'homme, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu : il n'est jamais permis d'avilir ou de contredire cette dignité, même avec une intention bonne, quelles que soient les difficultés. Jésus nous en avertit avec la plus grande sévérité : " Que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il ruine sa propre vie ? " Mc 8,36.
Le martyre dénonce comme illusoire et fausse toute " signification humaine " que l'on prétendrait attribuer, même dans des conditions " exceptionnelles ", à l'acte en soi moralement mauvais ; plus encore, il en dévoile clairement le véritable visage, celui d'une violation de l'" humanité " de l'homme, plus en celui qui l'accomplit qu'en celui qui le subit (144). Le martyre est donc aussi l'exaltation de l'" humanité " parfaite et de la " vie " véritable de la personne, comme en témoigne saint Ignace d'Antioche quand il s'adresse aux chrétiens de Rome, le lieu de son martyre : " Pardonnez-moi, frères ; ne m'empêchez pas de vivre, ne veuillez pas que je meure Laissez-moi recevoir la pure lumière ; quand je serai arrivé là, je serai un homme. Permettez-moi d'être un imitateur de la passion de mon Dieu " (145).
(144) Cf. GS 27. (145) Rm 6,2-3 : SC 10
93
Le martyre est enfin signe éclatant de la sainteté de l'Eglise: la fidélité à la Loi sainte de Dieu, à laquelle il est rendu
témoignage au prix de la mort, est une proclamation solennelle et un engagement missionnaire usque ad sanguinem pour que la splendeur de la vérité morale ne soit pas obscurcie dans les moeurs et les mentalités des personnes et de la société. Un tel témoignage a une valeur extraordinaire en ce qu'il contribue, non seulement dans la société civile, mais aussi à l'intérieur des communautés ecclésiales elles-mêmes, à éviter que l'on ne sombre dans la crise la plus dangereuse qui puisse affecter l'homme : la confusion du bien et du mal qui rend impossible d'établir et de maintenir l'ordre moral des individus et des communautés. Les martyrs et, plus généralement, tous les saints de l'Eglise, par l'exemple éloquent et attirant d'une vie totalement transfigurée par la splendeur de la vérité morale, éclairent toutes les époques de l'histoire en y réveillant le sens moral. Rendant un témoignage sans réserve au bien, ils sont un vivant reproche pour ceux qui transgressent la loi Sg 2,12 et ils donnent une constante actualité aux paroles du prophète : " Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres, qui font de l'amer le doux et du doux l'amer " Is 5,20.
Si le martyre représente le sommet du témoignage rendu à la vérité morale, auquel relativement peu de personnes sont appelées, il n'en existe pas moins un témoignage cohérent que tous les chrétiens doivent être prêts à rendre chaque jour, même au prix de souffrances et de durs sacrifices. En effet, face aux nombreuses difficultés que la fidélité à l'ordre moral peut faire affronter même dans les circonstances les plus ordinaires, le chrétien est appelé, avec la grâce de Dieu implorée dans la prière, à un engagement parfois héroïque, soutenu par la vertu de force par laquelle - ainsi que l'enseigne saint Grégoire le Grand - il peut aller jusqu'à " aimer les difficultés de ce monde en vue des récompenses éternelles " (146).
(146) Moralia in Job, VII, 21, 24 : PL 75, 778.
94
Dans ce témoignage rendu au caractère absolu du bien moral, les chrétiens ne sont pas seuls : ils se trouvent confirmés par le sens moral des peuples et par les grandes traditions religieuses et sapientiales de l'Occident et de l'Orient, non sans une action intérieure et mystérieuse de l'Esprit de Dieu. Cette réflexion du poète latin Juvénal s'applique à tous : " Considère comme le plus grand des crimes de préférer sa propre vie à l'honneur et, pour l'amour de la vie physique, de perdre ses raisons de vivre " (147). La voix de la conscience a toujours rappelé sans ambiguïté qu'il y a des vérités et des valeurs morales pour lesquelles on doit être disposé à donner jusqu'à sa vie. Dans les paroles qui défendent les valeurs morales et surtout dans le sacrifice de la vie pour les valeurs morales, l'Eglise reconnaît le témoignage rendu à cette vérité qui, déjà présente dans la création, resplendit en plénitude sur le visage du Christ : " Chaque fois - écrit saint Justin - que les adeptes des doctrines stoïciennes ont (..) fait preuve de sagesse dans leur discours moral à cause de la semence du Verbe présente dans tout le genre humain, ils ont été, nous le savons, haïs et mis à mort " (148).
(147) " Summum crede nefas animam praeferre pudori / et propter vitam vivendi perdere causas " : Satires, VIII, 83-84. (148) Apologie II, 8 : PG 6, 457-458.
1993 Veritatis Splendor 76