1993 Veritatis Splendor 94
95
La doctrine de l'Eglise et, en particulier, sa fermeté à défendre la validité universelle et permanente des préceptes qui interdisent les actes intrinsèquement mauvais est maintes fois comprise comme le signe d'une intolérable intransigeance, surtout dans les situations extrêmement complexes et conflictuelles de la vie morale de l'homme et de la société aujourd'hui, intransigeance qui contrasterait avec le caractère maternel de l'Eglise. Cette dernière, dit-on, manque de compréhension et de compassion. Mais, en réalité, le caractère maternel de l'Eglise ne peut jamais être séparé de la mission d'enseignement qu'elle doit toujours remplir en Epouse fidèle du Christ qui est la Vérité en personne : " Educatrice, elle ne se lasse pas de proclamer la norme morale L'Eglise n'est ni l'auteur ni l'arbitre d'une telle norme. Par obéissance à la Vérité qui est le Christ, dont l'image se reflète dans la nature et dans la dignité de la personne humaine, l'Eglise interprète la norme morale et la propose à tous les hommes de bonne volonté, sans en cacher les exigences de radicalisme et de perfection " (149).
(149) FC 33.
En réalité, la vraie compréhension et la compassion naturelle doivent signifier l'amour de la personne, de son bien véritable et de sa liberté authentique. Et l'on ne peut certes pas vivre un tel amour en dissimulant ou en affaiblissant la vérité morale, mais en la proposant avec son sens profond de rayonnement de la Sagesse éternelle de Dieu, venue à nous dans le Christ, et avec sa portée de service de l'homme, de la croissance de sa liberté et de la recherche de son bonheur (150).
(150) Cf.FC 34.
En même temps, la présentation claire et vigoureuse de la vérité morale ne peut jamais faire abstraction du respect profond et sincère, inspiré par un amour patient et confiant, dont l'homme a toujours besoin au long de son cheminement moral rendu souvent pénible par des difficultés, des faiblesses et des situations douloureuses. L'Eglise, qui ne peut jamais renoncer au principe " de la vérité et de la cohérence, en vertu duquel (elle) n'accepte pas d'appeler bien ce qui est mal et mal ce qui est bien " (151), doit toujours être attentive à ne pas briser le roseau froissé et à ne pas éteindre la mèche qui fume encore Is 42,3. Paul VI a écrit : " Ne diminuer en rien la salutaire doctrine du Christ est une forme éminente de charité envers les âmes. Mais cela doit toujours être accompagné de la patience et de la bonté dont le Seigneur lui- même a donné l'exemple en traitant avec les hommes. Venu non pour juger, mais pour sauver Jn 3,17, il fut certes intransigeant avec le mal, mais miséricordieux envers les personnes " (152).
(151) RP 34. (152) HV 29.
96
La fermeté de l'Eglise dans sa défense des normes morales universelles et immuables n'a rien d'humiliant. Elle ne fait que servir la vraie liberté de l'homme : du moment qu'il n'y a de liberté ni en dehors de la vérité ni contre elle, on doit considérer que la défense catégorique, c'est-à-dire sans édulcoration et sans compromis, des exigences de la dignité personnelle de l'homme auxquelles il est absolument impossible de renoncer est la condition et le moyen pour que la liberté existe.
Ce service est destiné à tout homme, considéré dans son être et son existence absolument uniques : l'homme ne peut trouver que dans l'obéissance aux normes morales universelles la pleine confirmation de son unité en tant que personne et la possibilité d'un vrai progrès moral. Précisément pour ce motif, ce service est destiné à tous les hommes, aux individus, mais aussi à la communauté et à la société comme telle. En effet, ces normes constituent le fondement inébranlable et la garantie solide d'une convivialité humaine juste et pacifique, et donc d'une démocratie véritable qui ne peut naître et se développer qu'à partir de l'égalité de tous ses membres, à parité de droits et de devoirs. Par rapport aux normes morales qui interdisent le mal intrinsèque, il n'y a de privilège ni d'exception pour personne. Que l'on soit le maître du monde ou le dernier des " misérables " sur la face de la terre, cela ne fait aucune différence : devant les exigences morales, nous sommes tous absolument égaux.
97
Ainsi apparaissent la signification et la vigueur à la fois personnelle et sociale des normes morales, et en premier lieu des normes négatives qui interdisent le mal : en protégeant la dignité personnelle inviolable de tout homme, elles servent à la conservation même du tissu social humain, à la rectitude et à la fécondité de son développement. En particulier, les commandements de la deuxième table du Décalogue, que Jésus rappelle aussi au jeune homme de l'Evangile Mt 19,18, constituent les règles premières de toute vie sociale.
Ces commandements sont formulés en termes généraux. Mais le fait que " la personne humaine (..) est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions sociales " (153), permet de les préciser et de les expliciter dans un code de comportement plus détaillé. En ce sens, les règles morales fondamentales de la vie sociale comportent des exigences précises auxquelles doivent se conformer aussi bien les pouvoirs publics que les citoyens. Au-delà des intentions, parfois bonnes, et des circonstances, souvent difficiles, les autorités civiles et les particuliers ne sont jamais autorisés à transgresser les droits fondamentaux et inaliénables de la personne humaine. C'est ainsi que seule une morale qui reconnaît des normes valables toujours et pour tous, sans aucune exception, peut garantir les fondements éthiques de la convivialité, au niveau national ou international.
(153) GS 25.
98
Devant les formes graves d'injustice sociale et économique ou de corruption politique dont sont victimes des peuples et des nations entiers, s'élève la réaction indignée de très nombreuses personnes bafouées et humiliées dans leurs droits humains fondamentaux et se répand toujours plus vivement la conviction de la nécessité d'un renouveau radical personnel et social propre à assurer la justice, la solidarité, l'honnêteté et la transparence.
Le chemin à parcourir est assurément long et ardu ; les efforts à accomplir sont nombreux et considérables afin de pouvoir mettre en oeuvre ce renouveau, ne serait-ce qu'en raison de la multiplicité et de la gravité des causes qui provoquent et prolongent les situations actuelles d'injustice dans le monde. Mais, comme l'histoire et l'expérience de chacun l'enseignent, il n'est pas difficile de retrouver à la base de ces situations des causes à proprement parler " culturelles ", c'est-à-dire liées à certaines conceptions de l'homme, de la société et du monde. En réalité, au coeur du problème culturel, il y a le sens moral qui, à son tour, se fonde et s'accomplit dans le sens religieux (154).
(154) Cf. Centesimus annus (1er mai 1991), 24 : AAS 83 (1991), p. 821-822.
99
Dieu seul, le Bien suprême, constitue la base inaltérable et la condition irremplaçable de la moralité, donc des commandements, et particulièrement des commandements négatifs qui interdisent toujours et dans tous les cas les comportements et les actes incompatibles avec la dignité personnelle de tout homme. Ainsi le Bien suprême et le bien moral se rejoignent dans la vérité, la vérité de Dieu Créateur et Rédempteur et la vérité de l'homme créé et racheté par Lui. Ce n'est que sur cette vérité qu'il est possible de construire une société renouvelée et de résoudre les problèmes complexes et difficiles qui l'ébranlent, le premier d'entre eux consistant à surmonter les formes les plus diverses de totalitarisme pour ouvrir la voie à l'authentique liberté de la personne. " Le totalitarisme naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s'il n'existe pas de vérité transcendante, par l'obéissance à laquelle l'homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n'existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n'est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu'au bout les moyens dont il dispose pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération pour les droits des autres Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que personne ne peut violer, ni l'individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l'Etat. La majorité d'un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l'opprimer, l'exploiter, ou pour tenter de l'anéantir " (155).
(155) Ibid., 44. Cf. Léon XIII, Encycl. Libertas praestantissimum
C'est pourquoi le lien inséparable entre la vérité et la liberté - qui reflète le lien essentiel entre la sagesse et la volonté de Dieu - possède une signification extrêmement importante pour la vie des personnes dans le cadre socioéconomique et socio-politique, comme cela ressort de la doctrine sociale de l'Eglise - laquelle " entre dans le domaine de la théologie et particulièrement de la théologie morale " (156) - et de sa présentation des commandements qui règlent la vie sociale, économique et politique, en ce qui concerne non seulement les attitudes générales, mais aussi les comportements et les actes concrets précis et déterminés.
(156) SRS 41.
100
De même, le Catéchisme de l'Eglise catholique, affirme que, " en matière économique, le respect de la dignité humaine exige la pratique de la vertu de tempérance, pour modérer l'attachement aux biens de ce monde ; de la vertu de justice, pour préserver les droits du prochain et lui accorder ce qui lui est dû ; et de la solidarité, suivant la règle d'or et selon la libéralité du Seigneur qui " de riche qu'il était s'est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté " 2Co 8,9 " (157) ; il présente ensuite une série de comportements et d'actes qui lèsent la dignité humaine : le vol, la détention délibérée de biens prêtés ou d'objets perdus, la fraude dans le commerce Dt 25,13-16, les salaires injustes Dt 24,14-15 Jc 5,4, la hausse des prix en spéculant sur l'ignorance ou la détresse d'autrui Am 8,4-6, l'appropriation et l'usage privé des biens sociaux d'une entreprise, les travaux mal faits, la fraude fiscale, la contrefaçon des chèques et des factures, les dépenses excessives, le gaspillage, etc. (158). Et encore : " Le septième commandement proscrit les actes ou entreprises qui, pour quelque raison que ce soit, égoïste ou idéologique, mercantile ou totalitaire, conduisent à asservir des êtres humains, à méconnaître leur dignité personnelle, à les acheter, à les vendre et à les échanger comme des marchandises. C'est un péché contre la dignité des personnes et leurs droits fondamentaux que de les réduire par la violence à une valeur d'usage ou à une source de profit. Saint Paul ordonnait à un maître chrétien de traiter son esclave chrétien " non plus comme un esclave, mais comme un frère, comme un homme, dans le Seigneur " Phm 1,16 " (159).
(157) CEC 2407. (158) Cf. ibid., CEC 2408-2413. (159) Ibid., CEC 2414.
101
Dans le domaine politique, on doit observer que la vérité dans les rapports entre gouvernés et gouvernants, la transparence dans l'administration publique, l'impartialité dans le service public, le respect des droits des adversaires politiques, la sauvegarde des droits des accusés face à des procès ou à des condamnations sommaires, l'usage juste et honnête des fonds publics, le refus de moyens équivoques ou illicites pour conquérir, conserver et accroître à tout prix son pouvoir, sont des principes qui ont leur première racine - comme, du reste, leur particulière urgence - dans la valeur transcendante de la personne et dans les exigences morales objectives du fonctionnement des Etats (160). Quand on ne les observe pas, le fondement même de la convivialité politique fait défaut et toute la vie sociale s'en trouve progressivement compromise, menacée et vouée à sa désagrégation Ps 14,3-4 Ap 18,2-3 Ap 18,9-24. Dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde - la première d'entre elles étant le marxisme -, un risque non moins grave apparaît aujourd'hui à cause de la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et à cause de l'absorption dans le cadre politique de l'aspiration religieuse qui réside dans le coeur de tout être humain : c'est le risque de l'alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile toute référence morale sûre et la prive, plus radicalement, de l'acceptation de la vérité. En effet, " s'il n'existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l'action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l'histoire " (161).
(160) Cf. Christifideles laici, CL 42. (161) Centesimus annus, CA 46.
Dans tous les domaines de la vie personnelle, familiale, sociale et politique, la morale - qui est fondée sur la vérité et qui, dans la vérité, s'ouvre à la liberté authentique - rend donc un service original, irremplaçable et de très haute valeur, non seulement à la personne pour son progrès dans le bien, mais aussi à la société pour son véritable développement.
102
Même dans les situations les plus difficiles, l'homme doit observer les normes morales par obéissance aux saints commandements de Dieu et en conformité avec sa dignité personnelle. Assurément l'harmonie entre la liberté et la vérité demande parfois des sacrifices hors du commun et elle se conquiert à grand prix, ce qui peut aller jusqu'au martyre. Mais, comme l'atteste l'expérience universelle et quotidienne, l'homme est tenté de rompre cette harmonie : " Je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais Je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas " Rm 7,15 Rm 7,19.
D'où provient, en fin de compte, cette division intérieure de l'homme ? Celui-ci commence son histoire de pécheur lorsqu'il ne reconnaît plus le Seigneur comme son Créateur, et lorsqu'il veut décider par lui-même ce qui est bien et ce qui est mal, dans une indépendance totale. " Vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal " Gn 3,5, c'est là la première tentation, à laquelle font écho toutes les autres, alors que l'homme est plus aisément enclin à y céder à cause des blessures de la chute originelle.
Mais on peut vaincre les tentations et l'on peut éviter les péchés, parce que, avec les commandements, le Seigneur nous donne la possibilité de les observer : " Ses regards sont tournés vers ceux qui le craignent, il connaît lui-même toutes les oeuvres des hommes. Il n'a commandé à personne d'être impie, il n'a donné à personne licence de pécher " Si 15,19-20. Dans certaines situations, l'observation de la Loi de Dieu peut être difficile, très difficile, elle n'est cependant jamais impossible. C'est là un enseignement constant de la tradition de l'Eglise que le Concile de Trente exprime ainsi : " Personne, même justifié, ne doit se croire affranchi de l'observation des commandements. Personne ne doit user de cette formule téméraire et interdite sous peine d'anathème par les saints Pères que l'observation des commandements divins est impossible à l'homme justifié. " Car Dieu ne commande pas de choses impossibles, mais en commandant il t'invite à faire ce que tu peux et à demander ce que tu ne peux pas " et il t'aide à pouvoir. " Ses commandements ne sont pas pesants " 1Jn 5,3, " son joug est doux et son fardeau léger " Mt 11,30 " (162).
(162) Session VI, Décret Cum hoc tempore, ch. 11 : DS 1536 ; cf. can. 18 : DS 1568. Le célèbre passage de saint Augustin, cit, par le Concile dans le texte rapporté, est tiré du De natura et gratia, 43, 50 : CSEL 60, 270.
103
L'espace spirituel de l'espérance est toujours ouvert pour l'homme, avec l'aide de la grâce divine et avec la coopération de la liberté humaine.
C'est dans la Croix salvifique de Jésus, dans le don de l'Esprit Saint, dans les sacrements qui naissent du côté transpercé du Rédempteur Jn 19,34 que le croyant trouve la grâce et la force de toujours observer la Loi sainte de Dieu, même au milieu des plus graves difficultés. Comme le dit saint André de Crète : " En vivifiant la Loi par la grâce, Dieu a mis la loi au service de la grâce, dans un accord harmonieux et fécond, sans mêler à l'une ce qui appartient à l'autre, mais en transformant de manière vraiment divine ce qui était pénible, asservissant et insupportable, pour le rendre léger et libérateur " (163).
(163) Oratio I : PG 97, 805-806.
Les possibilités " concrètes " de l'homme ne se trouvent que dans le mystère de la Rédemption du Christ. " Ce serait une très grave erreur que d'en conclure que la règle enseignée par l'Eglise est en elle même seulement un " idéal " qui doit ensuite être adapté, proportionné, gradué, en fonction, diton, des possibilités concrètes de l'homme, selon un " équilibrage des divers biens en question ". Mais quelles sont les " possibilités concrètes de l'homme " ? Et de quel homme parle-t-on ? De l'homme dominé par la concupiscence ou bien de l'homme racheté par le Christ ? Car c'est de cela qu'il s'agit : de la réalité de la Rédemption par le Christ. Le Christ nous a rachetés ! Cela signifie : il nous a donné la possibilité de réaliser l'entière vérité de notre être ; il a libéré notre liberté de la domination de la concupiscence. Et si l'homme racheté pèche encore, cela est dû non pas à l'imperfection de l'acte rédempteur du Christ, mais à la volonté de l'homme de se soustraire à la grâce qui vient de cet acte. Le commandement de Dieu est certainement proportionné aux capacités de l'homme, mais aux capacités de l'homme auquel est donné l'Esprit Saint, de l'homme qui, s'il est tombé dans le péché, peut toujours obtenir le pardon et jouir de la présence de l'Esprit " (164).
(164) Discours aux participants à un cours sur la procréation responsable (1er mars 1984), 4 : Insegnamenti VII, 1 (1984), p. 583.
104
Dans ce contexte se situe une juste ouverture à la miséricorde de Dieu pour le péché de l'homme qui se convertit et à la compréhension envers la faiblesse humaine. Cette compréhension ne signifie jamais que l'on compromet ou que l'on fausse la mesure du bien et du mal pour l'adapter aux circonstances. Tandis qu'est humaine l'attitude de l'homme qui, ayant péché, reconnaît sa faiblesse et demande miséricorde pour sa faute, inacceptable est au contraire l'attitude de celui qui fait de sa faiblesse le critère de la vérité sur le bien, de manière à pouvoir se sentir justifié par lui seul, sans même avoir besoin de recourir à Dieu et à sa miséricorde. Cette dernière attitude corrompt la moralité de toute la société, parce qu'elle enseigne le doute sur l'objectivité de la loi morale en général et le refus du caractère absolu des interdits moraux portant sur des actes humains déterminés, et elle finit par confondre tous les jugements de valeur.
A l'inverse, nous devons recevoir le message qui nous vient de la parabole évangélique du pharisien et du publicain Lc 18,9-14. Le publicain pouvait peut-être avoir quelque justification aux péchés qu'il avait commis, de manière à diminuer sa responsabilité. Toutefois ce n'est pas à ces justifications qu'il s'arrête dans sa prière, mais à son indignité devant l'infinie sainteté de Dieu : " Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis ! " Lc 18,13. Le pharisien, au contraire, s'est justifié par lui-même, trouvant sans doute une excuse à chacun de ses manquements. Nous sommes ainsi confrontés à deux attitudes différentes de la conscience morale de l'homme de tous les temps. Le publicain nous présente une conscience " pénitente " qui se rend pleinement compte de la fragilité de sa nature et qui voit dans ses manquements, quelles qu'en soient les justifications subjectives, une confirmation du fait qu'il a besoin de rédemption. Le pharisien nous présente une conscience " satisfaite d'elle-même ", qui est dans l'illusion de pouvoir observer la loi sans l'aide de la grâce et à la conviction de ne pas avoir besoin de la miséricorde.
105
Une grande vigilance est demandée à tous, afin de ne pas se laisser gagner par l'attitude pharisaïque qui prétend éliminer le sentiment de ses limites et de son péché, qui s'exprime aujourd'hui particulièrement par la tentative d'adapter la norme morale à ses capacités, à ses intérêts propres et qui va jusqu'au refus du concept même de norme. Au contraire, accepter la " disproportion " entre la loi et les capacités humaines, c'est-à-dire les capacités des seules forces morales de l'homme laissé à lui-même, éveille le désir de la grâce et prédispose à la recevoir. " Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? " se demande l'Apôtre Paul. Il répond par une confession joyeuse et reconnaissante : " Grâces soient à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur ! " Rm 7,24-25.
Nous retrouvons le même état d'esprit dans cette prière de saint Ambroise de Milan : " Qu'est-ce que l'homme, si tu ne le visites pas ? N'oublie pas le faible. Souviens-toi, Seigneur, que tu m'as créé faible ; souviens- toi que tu m'as façonné à partir de la poussière. Comment pourrai-je tenir debout, si tu ne veilles pas à tout instant à rendre ferme cette boue que je suis, en faisant venir ma force de ton visage ? " Si tu détournes ton visage, tout sera troublé " Ps 104,29 : si tu me regardes, malheur à moi ! Tu ne vois en moi que les conséquences de mes fautes ; il ne nous sert ni d'être abandonnés ni d'être vus de Dieu, car, lorsqu'il nous voit, nous l'offensons. Pourtant, nous pouvons croire qu'il ne rejette pas ceux qu'il voit et qu'il purifie ceux qu'il regarde. Devant lui, brûle un feu qui peut consumer le péché Jl 2,3 " (165).
(165) De interpellatione David, IV, 6, 22 : CSEL 32/2, 283-284.
106
L'évangélisation représente le défi le plus fort et le plus exaltant que l'Eglise est appelée à relever, depuis son origine. En réalité, ce défi est dû moins aux situations sociales et culturelles qu'elle rencontre tout au long de l'histoire qu'au précepte de Jésus Christ ressuscité qui définit la raison d'être même de l'Eglise : " Allez dans le monde entier, proclamez l'Evangile à toute la création " Mc 16,15.
Mais la période que nous vivons, du moins dans de nombreux peuples, est plutôt le temps d'un formidable défi à la " nouvelle évangélisation ", c'est-à-dire à l'annonce de l'Evangile toujours nouveau et toujours porteur de nouveauté, une évangélisation qui doit être " nouvelle en son ardeur, dans ses méthodes, dans son expression " (166). La déchristianisation qui affecte des communautés et des peuples entiers autrefois riches de foi et de vie chrétienne implique non seulement la perte de la foi ou, en tout cas, son insignifiance dans la vie, mais aussi, et forcément, le déclin et l'obscurcissement du sens moral : et cela, du fait que l'originalité de la morale évangélique n'est plus perçue, ou bien à cause de l'effacement des valeurs et des principes éthiques fondamentaux eux-mêmes. Les courants subjectivistes, utilitaristes et relativistes, aujourd'hui amplement diffusés, ne se présentent pas comme de simples positions pragmatiques, comme des traits de moeurs, mais comme des conceptions fermes du point de vue théorique, qui revendiquent leur pleine légitimité culturelle et sociale.
(166) Discours aux évêques du CELAM (9 mars 1983), III : Insegnamenti, VI, 1 (1983), p. 698.
107
L'évangélisation - et donc la " nouvelle évangélisation " - comporte également l'annonce et la proposition de la morale. Jésus lui-même, dans sa prédication du Royaume de Dieu et de l'amour sauveur, a lancé un appel à la foi et à la conversion Mc 1,15. Et Pierre, avec les autres Apôtres, quand il annonce la résurrection d'entre les morts de Jésus de Nazareth, propose de vivre une vie nouvelle, une " voie " à suivre pour être disciples du Ressuscité Ac 2,37-41 Ac 3,17-20.
Comme pour les vérités de la foi et plus encore, la nouvelle évangélisation, qui propose les fondements et le contenu de la morale chrétienne, montre son authenticité et, en même temps, déploie toute sa force missionnaire lorsqu'elle est accomplie non seulement par le don de la parole proclamée, mais encore de la parole vécue. En particulier, la vie dans la sainteté, qui resplendit en de nombreux membres du peuple de Dieu, humbles et souvent cachés aux yeux des hommes, constitue le moyen le plus simple et le plus attrayant par lequel il est possible de percevoir immédiatement la beauté de la vérité, la force libérante de l'amour de Dieu, la valeur de la fidélité inconditionnelle à toutes les exigences de la Loi du Seigneur, même dans les circonstances les plus difficiles. C'est pourquoi l'Eglise, dans la sagesse de sa pédagogie morale, a toujours invité les croyants à chercher et à trouver auprès des saints et des saintes, et en premier lieu auprès de la Vierge Mère de Dieu " pleine de grâce " et " toute sainte ", exemple, force et joie pour vivre une vie fidèle aux commandements de Dieu et aux Béatitudes de l'Evangile.
La vie des saints, reflet de la bonté de Dieu - Celui qui " seul est le Bon " -, constitue une véritable confession de la foi et un stimulant pour sa transmission aux autres, et aussi une glorification de Dieu et de sa sainteté infinie. La vie sainte porte ainsi à la plénitude de son expression et de sa mise en oeuvre le triple et unique munus propheticum, sacerdotale et regale donné à tout chrétien lors de sa renaissance baptismale " d'eau et d'Esprit " Jn 3,5. La vie morale du chrétien a une valeur de " culte spirituel " Rm 12,1 Ph 3,3, puisé et nourri à cette source inépuisable de sainteté et de glorification de Dieu que sont les sacrements, spécialement l'Eucharistie ; en effet, en participant au sacrifice de la Croix, le chrétien communie à l'amour oblatif du Christ, il est rendu apte et il est engagé à vivre la même charité à travers toutes les attitudes et tous les comportements de sa vie. Dans l'existence morale, on voit aussi à l'oeuvre le service royal du chrétien : plus il obéit, avec l'aide de la grâce, à la Loi nouvelle de l'Esprit Saint, plus il grandit dans la liberté à laquelle il est appelé en servant la vérité, la charité et la justice.
108
À la source de la nouvelle évangélisation et de la vie morale nouvelle qu'elle propose et suscite avec les fruits de l'activité missionnaire et de la sainteté, il y a l'Esprit du Christ, principe et force de la fécondité de la sainte Mère Eglise, comme nous le rappelle Paul VI : " L'évangélisation ne sera jamais possible sans l'action de l'Esprit Saint " (167). À l'Esprit de Jésus, accueilli dans le coeur humble et docile du croyant, on doit donc l'épanouissement de la vie morale chrétienne et le témoignage de la sainteté dans la grande diversité des vocations, des dons, des responsabilités et des conditions de vie ou des situations : c'est l'Esprit Saint - comme déjà Novatien le faisait observer, exprimant en cela la foi authentique de l'Eglise - " qui a affermi l'âme et l'esprit des disciples, qui leur a dévoilé les mystères évangéliques, qui a fait briller en eux la lumière des choses divines ; ainsi fortifiés, pour le nom du Seigneur ils n'ont craint ni la prison ni les chaînes : bien au contraire, ils ont méprisé même les puissances et les tortures de ce monde, armés et fortifiés désormais par Lui ; ayant en eux les dons que ce même Esprit distribue et destine à l'Eglise, Epouse du Christ, comme des joyaux. En effet, c'est lui qui, dans l'Eglise, établit des prophètes, instruit les docteurs, guide la parole, fait des prodiges et des guérisons, accomplit des merveilles, accorde le discernement des esprits, assigne les charges de gouvernement, inspire les décisions, met en place et régit tous les autres charismes, donnant ainsi à l'Eglise du Seigneur sa perfection et son accomplissement partout et en tout point " (168).
(167) Evangelii nuntiandi, EN 75. (168) De Trinitate, XXIX, 9-10 : CCL 4, 70.
Dans le cadre vivant de cette nouvelle évangélisation, destinée à faire naître et à nourrir " la foi opérant par la charité " Ga 5,6 et, en fonction de l'oeuvre de l'Esprit Saint, nous pouvons maintenant comprendre la place qui, dans l'Eglise, communauté des croyants, revient à la réflexion que la théologie doit conduire sur la vie morale, de même que nous pouvons présenter la mission et la responsabilité particulières des théologiens moralistes.
109
Toute l'Eglise est appelée à l'évangélisation et au témoignage d'une vie de foi, car elle participe au munus propheticum du Seigneur Jésus par le don de son Esprit. Grâce à la présence permanente en elle de l'Esprit de vérité Jn 14,16-17, " l'ensemble des fidèles, ayant l'onction qui vient du Saint 1Jn 2,20 1Jn 2,27, ne peut se tromper dans la foi ; ce don particulier qu'ils possèdent, ils le manifestent par le moyen du sens surnaturel de foi qui est celui du peuple tout entier, lorsque, " des évêques jusqu'aux derniers des fidèles laïcs ", ils apportent aux vérités concernant la foi et les moeurs un consentement universel " (169).
(169) LG 12.
Pour accomplir sa mission prophétique, l'Eglise doit sans cesse stimuler ou " raviver " sa vie de foi 2Tm 1,6, en particulier par une réflexion toujours plus approfondie, sous la conduite de l'Esprit Saint, sur le contenu de la foi elle-même. D'une manière spécifique, la " vocation " du théologien dans l'Eglise est au service de cette " recherche par le croyant de l'intelligence de la foi " : " Parmi les vocations ainsi suscitées par l'Esprit dans l'Eglise - lisons-nous dans l'Instruction Donum veritatis -, se distingue celle du théologien qui, d'une manière particulière, a pour fonction d'acquérir, en communion avec le Magistère, une intelligence toujours plus profonde de la Parole de Dieu contenue dans l'Ecriture inspirée et transmise par la Tradition vivante de l'Eglise. De par sa nature, la foi tend à l'intelligence, car elle ouvre à l'homme la vérité concernant sa destinée et la voie pour l'atteindre. Même si la vérité révélée surpasse notre discours, et si nos concepts sont imparfaits face à sa grandeur à la fin du compte insondable Ep 3,19, elle invite pourtant notre raison - don de Dieu pour percevoir la Vérité - à entrer en sa lumière et à devenir ainsi capable de comprendre dans une certaine mesure ce qu'elle croit. La science théologique, qui recherche l'intelligence de la foi en réponse à la voix de la Vérité qui appelle, aide le peuple de Dieu, selon le commandement apostolique 1P 3,15, à rendre compte de son espérance à ceux qui le demandent " (170).
(170) Congrégation pour la Doctrine de la foi, Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien Donum veritatis (24 mai 1990), 6 : AAS 82 (1990), p. 1552.
Pour définir l'identité et, par conséquent, pour mettre en oeuvre la mission propre de la théologie, il est essentiel de reconnaître son lien intime et vivant avec l'Eglise, avec son mystère, avec sa vie et sa mission : " La théologie est une science ecclésiale, parce qu'elle grandit dans l'Eglise et qu'elle agit sur l'Eglise Elle est au service de l'Eglise et elle doit donc se sentir insérée de manière dynamique dans la mission de l'Eglise, en particulier dans sa mission prophétique " (171). Etant donné sa nature et son dynamisme, la théologie authentique ne peut s'épanouir et se développer que par la participation et l'" appartenance " convaincues et responsables à l'Eglise comme " communauté de foi ", de même que l'Eglise elle-même et sa vie dans la foi bénéficient des fruits de la recherche et de l'approfondissement théologiques.
(171) Allocution aux professeurs et aux étudiants de l'Université pontificale grégorienne (15 décembre 1979), 6 : Insegnamenti II, 2 (1979), p. 1424.
110
Ce qui a été dit de la théologie en général peut et doit être repris pour la théologie morale, considérée dans sa spécificité de réflexion scientifique sur l'Evangile comme don et comme précepte de vie nouvelle, sur la vie " selon la vérité et dans la charité " Ep 4,15, sur la vie de sainteté de l'Eglise, dans laquelle resplendit la vérité du bien porté à sa perfection. Dans le domaine de la foi, mais aussi et inséparablement dans le domaine de la morale, intervient le Magistère de l'Eglise dont la tâche est de " discerner, par des jugements normatifs pour la conscience des fidèles, les actes qui sont en eux-mêmes conformes aux exigences de la foi et en promeuvent l'expression dans la vie, et ceux qui au contraire, de par leur malice intrinsèque, sont incompatibles avec ces exigences " (172). En prêchant les commandements de Dieu et la charité du Christ, le Magistère de l'Eglise enseigne aussi aux fidèles les préceptes particuliers et spécifiques, et il leur demande de considérer en conscience qu'ils sont moralement obligatoires. En outre, le Magistère exerce un rôle important de vigilance, qui l'amène à avertir les fidèles de la présence d'erreurs éventuelles, même seulement implicites, lorsque leur conscience n'arrive pas à reconnaître la justesse et la vérité des règles morales qu'il enseigne.
(172) Congrégation pour la Doctrine de la foi, Instruction Donum veritatis (24 mai 1990), 16 : AAS 82 (1990), p. 1557.
C'est ici qu'intervient le rôle spécifique de ceux qui enseignent la théologie morale dans les séminaires et les facultés de théologie par mandat des pasteurs légitimes. Ils ont le grave devoir d'instruire les fidèles - spécialement les futurs pasteurs - au sujet de tous les commandements et de toutes les normes pratiques que l'Eglise énonce avec autorité (173). Malgré les limites éventuelles des démonstrations humaines présentées par le Magistère, les théologiens moralistes sont appelés à approfondir les motifs de ses enseignements, à mettre en relief les fondements de ses préceptes et leur caractère obligatoire en montrant les liens qu'ils ont entre eux et leur rapport avec la fin dernière de l'homme (174). Il revient aux théologiens moralistes d'exposer la doctrine de l'Eglise et de donner, dans l'exercice de leur ministère, l'exemple d'un assentiment loyal, intérieur et extérieur, à l'enseignement du Magistère dans le domaine du dogme et dans celui de la morale (175). Faisant appel à toute leur énergie pour collaborer avec le Magistère hiérarchique, les théologiens auront à coeur de mettre toujours mieux en lumière les fondements bibliques, les significations éthiques et les motivations anthropologiques qui soutiennent la doctrine morale et la conception de l'homme proposées par l'Eglise.
(173) Cf. CIC 252,1 ; CIC 659,3. (174) Cf. Vatican I, Const. dogm. Dei Filius, ch. 4 : DS 3016. (175) Cf. HV 28.
111
Les services que les théologiens moralistes sont appelés à rendre à l'heure actuelle sont de première importance, non seulement pour la vie et la mission de l'Eglise, mais aussi pour la société et pour la culture humaine. Il leur appartient, dans un lien étroit et vital avec la théologie biblique et dogmatique, de souligner par leur réflexion scientifique " l'aspect dynamique qui est celui de la réponse que l'homme doit faire à l'appel divin en progressant dans l'amour au sein d'une communauté de salut. Ainsi la théologie morale acquerra cette dimension spirituelle interne qu'exige le plein développement de l'imago Dei qui se trouve dans l'homme, et le progrès spirituel que l'ascétique et la mystique chrétiennes décrivent " (176).
(176) Congrégation pour l'éducation catholique, La formation théologique des futurs prêtres (22 février 1976), n. 100 : La Documentation Catholique 1698 (1976), p. 472. Voir les n. 95- 101 qui présentent les perspectives et les conditions d'un travail fécond de renouveau théologique et moral.
Aujourd'hui, la théologie morale et son enseignement se trouvent assurément en face de difficultés particulières. Parce que la morale de l'Eglise comporte nécessairement une dimension normative, on ne peut réduire la théologie morale à n'être qu'un savoir élaboré dans le seul cadre de ce qu'on appelle sciences humaines.
Alors que ces dernières traitent le phénomène de la moralité comme une donnée historique et sociale, la théologie morale, tout en devant utiliser les sciences de l'homme et de la nature, n'est pas pour autant soumise aux résultats de l'observation empirique et formelle ou de l'interprétation phénoménologique. En réalité, la pertinence des sciences humaines en théologie morale est toujours à apprécier en fonction de la question primordiale : qu'est-ce que le bien ou le mal ? Que faire pour obtenir la vie éternelle ?
112
Le théologien moraliste doit donc exercer un discernement attentif dans le cadre de la culture actuelle essentiellement scientifique et technique, exposée aux risques du relativisme, du pragmatisme et du positivisme. Du point de vue théologique, les principes moraux ne dépendent pas du moment de l'histoire où on les découvre. En outre, le fait que certains croyants agissent sans suivre les enseignements du Magistère ou qu'ils considèrent à tort comme moralement juste une conduite que leurs pasteurs ont déclarée contraire à la Loi de Dieu, ne peut pas être un argument valable pour réfuter la vérité des normes morales enseignées par l'Eglise. L'affirmation des principes moraux ne relève pas des méthodes empiriques et formelles. Sans contester la validité de ces méthodes, mais aussi sans limiter sa perspective à ces méthodes, la théologie morale, fidèle au sens surnaturel de la foi, prend en considération avant tout la dimension spirituelle du coeur humain et sa vocation à l'amour divin.
En effet, tandis que les sciences humaines, comme toutes les sciences expérimentales, développent une conception empirique et statistique de la " normalité ", la foi enseigne que cette normalité porte en elle les traces d'une chute de l'homme par rapport à sa situation originelle, c'est-à-dire qu'elle est blessée par le péché. Seule la foi chrétienne montre à l'homme la voie du retour à l'" origine " Mt 19,8, une voie souvent bien différente de celle de la normalité empirique. En ce sens, les sciences humaines, malgré la grande valeur des connaissances qu'elles apportent, ne peuvent pas être tenues pour des indicateurs déterminants des normes morales. C'est l'Evangile qui dévoile la vérité intégrale sur l'homme et sur son cheminement moral, et qui ainsi éclaire et avertit les pécheurs en leur annonçant la miséricorde de Dieu qui oeuvre sans cesse pour les préserver du désespoir de ne pas pouvoir connaître et observer la Loi de Dieu et aussi de la présomption de pouvoir se sauver sans mérite. Il leur rappelle également la joie du pardon qui, seul, donne la force de reconnaître dans la loi morale une vérité libératrice, une grâce d'espérance, un chemin de vie.
113
L'enseignement de la doctrine morale suppose que l'on assume consciemment ces responsabilités intellectuelles, spirituelles et pastorales. C'est pourquoi les théologiens moralistes qui acceptent la charge d'enseigner la doctrine de l'Eglise ont le grave devoir de former les fidèles à ce discernement moral, à l'engagement pour le bien véritable et au recours confiant à la grâce divine.
Si les convergences et les conflits d'opinions peuvent constituer des expressions normales de la vie publique dans le cadre d'une démocratie représentative, la doctrine morale ne peut certainement pas dépendre du simple respect d'une procédure : en effet, elle n'est nullement établie en appliquant les règles et les formalités d'une délibération de type démocratique. Le dissentiment, fait de contestations délibérées et de polémiques, exprimé en utilisant les moyens de communication sociale, est contraire à la communion ecclésiale et à la droite compréhension de la constitution hiérarchique du Peuple de Dieu. On ne peut reconnaître dans l'opposition à l'enseignement des pasteurs une expression légitime de la liberté chrétienne ni de la diversité des dons de l'Esprit. Dans ce cas, les pasteurs ont le devoir d'agir conformément à leur mission apostolique, en exigeant que soit toujours respecté le droit des fidèles à recevoir la doctrine catholique dans sa pureté et son intégrité : " N'oubliant jamais qu'il est lui aussi membre du peuple de Dieu, le théologien doit le respecter et s'attacher à lui dispenser un enseignement qui n'altère en rien la doctrine de la foi " (177).
(177) Congrégation pour la Doctrine de la foi, Instruction Donum veritatis (24 mai 1990), n. 11 : AAS 82 (1990), p. 1554 ; cf. en particulier les n. 32-39 consacrés au problème du dissentiment.
1993 Veritatis Splendor 94