Le Château intérieur, VII Demeures
Des grandes faveurs que Dieu accorde aux âmes qui sont entrées dans les Septièmes Demeures. De certaines différences entre l'âme et l'esprit bien que ici deux ne fassent qu'un. Ce chapitre contient des choses dignes de remarque.
Il vous semblera peut-être, mes soeurs, qu'après tout ce qui a été dit touchant ce chemin spirituel, il est impossible qu'il reste encore quelque chose à dire. Mais ce serait se tromper étrangement que de le croire; car comme la grandeur de Dieu n'a point de bornes, ses oeuvres n'en ont pas non plus. Et qui pourrait jamais raconter toutes ses miséricordes et toutes les merveilles de sa grâce? C'est impossible. Ainsi donc, ne vous étonnez point de ce que j'ai déjà dit et de ce que je pourrai dire encore dans cet écrit, tout cela est moins qu'un atome en comparaison des grandes choses que l'on pourrait dire de Dieu. Considérons comme un gage signalé de sa miséricorde qu'il ait daigné départir de si grandes faveurs à une personne qui peut nous les faire connaître; car plus nous saurons qu'il se communique à ses créatures, plus nous louerons sa grandeur, et plus nous nous efforcerons de ne pas tenir peu de compte d'une âme qui est pour le Seigneur l'objet de si grandes complaisances. Bien que chacune de nous ait une âme, nous sommes loin d'avoir pour elle l'estime que mérite une créature faite à l'image de Dieu, et c'est pourquoi nous ne comprenons point les admirables secrets qu'elle renferme.
Daigne Notre Seigneur conduire lui-même ma plume; qu'il lui plaise de vous donner par moi quelque connaissance des merveilles que renferme cette septième demeure, et que cet adorable Sauveur découvre aux âmes qu'il a daigné y admettre. Je l'en ai beaucoup prié. Il sait bien qu'en dévoilant ses miséricordes, je ne me propose que de faire bénir et glorifier son saint nom. J'espère, mes filles, qu'il m'accordera cette grâce, non pas pour l'amour de moi, mais en votre faveur, afin que vous compreniez combien il vous importe que votre Époux célèbre avec vos âmes ce mariage spirituel qui apporte avec soi les grands biens dont je vais parler, et qu'ainsi il n'y ait rien que vous ne vous efforciez de faire pour tâcher de vous en rendre dignes.
Grand Dieu, une créature aussi misérable que moi peut-elle, sans trembler, entreprendre de traiter d'un sujet si élevé, et que je suis si indigne de comprendre? Ma confusion a été grande, je l'avoue; j'ai délibéré s'il ne valait pas mieux ne dire que quelques mots de cette dernière demeure. Je craignais qu'on ne s'imaginât que j'en parlais par expérience, et j'en avais une honte extrême; c'était chose terrible pour moi , me connaissant telle que je suis. D'un autre côté, il m'a semblé que c'était tentation et faiblesse de me mettre en peine des jugements qu'on pourrait porter sur mon compte. Et que m'importe, pourvu que mon Dieu soit un tant soit peu plus connu et glorifié, que le monde entier crie contre moi? D'ailleurs je serai peut-être morte quand ces pages verront le jour. Que Celui qui est toujours vivant et qui vivra aux siècles des siècles, soit béni à jamais! Ainsi soit-il .
Lorsqu'il plaît à Notre Seigneur d'avoir compassion de ce qu'a souffert et souffre une âme par son ardent désir de le posséder, et qu'il a déjà résolu de la prendre pour son épouse, il la fait entrer dans cette septième demeure qui est la sienne; avant de célébrer ce mariage spirituel. Car le ciel n'est pas son seul séjour; il en a aussi un dans l'âme que l'on peut nommer un autre ciel. Jugez par là, mes soeurs, combien il nous importe de comprendre que l'âme, quoique invisible, n'est pas quelque chose de ténébreux; loin de nous la pensée qu'il n'existe d'autre lumière que celle qui frappe nos regards, et qu'ainsi il y a dans l'âme une sorte d'obscurité. Il règne, je l'avoue, une nuit profonde dans les âmes qui ne sont point en grâce; non que le Soleil de justice leur manque, puisqu'il est toujours en elles, leur donnant l'être, mais parce qu'elles sont incapables de recevoir sa lumière, comme je I'ai dit dans la première demeure. Dieu fit connaître à une personne l'état de ces âmes malheureuses. Elle les vit, comme dans une prison obscure, chargées de chaînes, impuissantes à faire aucun acte méritoire, aveugles et muettes. Nous devons leur porter la plus tendre compassion, considérant qu'il fut un temps de notre vie où nous leur avons ressemblé, et que Notre Seigneur peut déployer envers elles sa miséricorde, comme il l'a fait envers nous.
Ayons donc, mes soeurs, un soin très particulier de prier Notre Seigneur pour ceux qui sont en péché mortel; c'est la plus belle aumône que nous puissions faire. Si un homme s'offrait à nos regards, les mains liées avec une forte chaîne, attaché à un poteau, et mourant de faim, non par manque de vivres, car il en a quantité auprès de lui, mais parce qu'il ne peut les prendre pour les porter à sa bouche, ne serait-ce pas une grande cruauté de se contenter de le regarder, sans lui donner la nourriture qui va conserver sa vie? Ce n'est là cependant qu'une faible image de l'état de ces infortunés qui sont en péché mortel; liés, enchaînés, possédant près d'eux les aliments de la vie divine, mais n'en ayant que du dégoût, ils sont près de mourir non de la mort d'ici-bas, mais de la mort éternelle; ne serait-ce donc pas une cruauté plus grande encore de ne pas voler à leur secours? Et comme notre zèle doit s'enflammer à la pensée que par nos prières nous pouvons briser leurs chaînes, et les rendre pour jamais à la vie ! Je vous demande donc, pour l'amour de Dieu, de vous souvenir toujours dans vos prières des âmes qui sont en cet état. Mais ce n'est pas de ces âmes que j'ai à parler maintenant, c'est de celles qui, par la miséricorde de Dieu, ont déjà fait pénitence de leurs péchés, et sont en état de grâce.
Nous devons, mes filles, considérer l'âme non pas comme une chose rejetée dans un coin, et enfermée dans d'étroites limites, mais comme un monde intérieur où tiennent à l'aise ces innombrables et resplendissantes demeures que je vous ai fait voir; et il est juste que cela soit de la sorte, puisqu'il y a dans cette âme une demeure pour Dieu lui-même. Or, lorsque Notre Seigneur veut accorder à une âme la grâce de ce mariage divin, il la fait d'abord entrer dans sa propre demeure, et contracte avec elle une union plus étroite que par le passé. Sans doute il s'était uni cette âme soit dans les ravissements, soit dans l'oraison d'union dont j'ai parlé; mais alors il semblait à cette âme que la partie supérieure d'elle-même était seule appelée à entrer dans son centre avec cette force qui l'y appelle maintenant dans la septième demeure. Au reste, il importe peu de savoir de quelle manière cela se fait. Il suffit de dire que soit dans l'oraison d'union , soit dans les ravissements , Notre Seigneur unit l'âme à lui, mais en la rendant aveugle et muette comme saint Paul au moment de sa conversion; il la prive tellement de sentiment, qu'elle ne peut comprendre ni quelle est la faveur dont elle jouit, ni comment elle en jouit, parce que l'extrême plaisir qu'elle goûte de se voir si près de Dieu, suspend toutes ses puissances. Ici Dieu agit différemment; dans sa bonté, faisant comme tomber les écailles qui couvrent les yeux de l'âme, il veut que, par une voie à la vérité tout extraordinaire, elle découvre et comprenne quelque chose de la grâce dont il daigne l'honorer. L'ayant donc introduite dans sa propre demeure, il lui accorde une vision intellectuelle des plus hautes: par une certaine manière de représentation de la vérité, les trois Personnes de la très sainte Trinité se montrent à elle, avec un rayonnement de flammes qui, comme une nuée très éclatante, vont d'abord à la partie la plus spirituelle de l'âme; à la faveur d'une connaissance admirable qui lui est alors donnée, elle voit ces trois Personnes distinctes, et elle entend avec une souveraine vérité qu'elles ne sont toutes trois qu'une même substance, une même puissance, une même sagesse, et un seul Dieu; en sorte que, ce que nous ne connaissons en ce monde que par la foi, l'âme, à cette lumière, l'entend, nous pouvons le dire, par la vue, sans néanmoins qu'elle voie rien ni des yeux corporels, ni même de ses yeux intérieurs, parce que cette vision n'est pas de celles qu'on nomme imaginaires. Là, les trois adorables Personnes se communiquent à l'âme, lui parlent, et lui donnent l'intelligence de ces paroles de Notre Seigneur dans l'Évangile: Si quelqu'un m'aime, il gardera mes commandements, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure.
Ô mon Dieu! qu'il y a loin d'avoir l'oreille frappée de ces paroles, de les croire même, ou d'en entendre la vérité de la manière que je viens de dire! Depuis que cette âme dont j'ai parlé a reçu cette faveur, elle est dans un étonnement qui augmente de jour en jour, parce qu'il lui semble que ces trois divines Personnes ne font jamais quittée; elle voit clairement, de la manière énoncée plus haut, qu'elles sont dans l'intérieur de son âme, dans l'endroit le plus intérieur, et comme dans un abîme très profond; cette personne, étrangère à la science, ne saurait dire ce qu'est cet abîme si profond, mais c'est là qu'elle sent en elle-même cette divine compagnie.
Il vous semblera peut-être, mes filles, que l'âme dans cet état doit être si absorbée, qu'elle ne peut s'occuper de rien. Vous vous trompez; elle se porte ave c plus de facilité et d'ardeur qu'auparavant à tout ce qui est du service de Dieu; et dès que les occupations la laissent libre, elle reste avec cette agréable compagnie. Pourvu qu'elle soit fidèle à Dieu, jamais à mon avis Dieu ne manquera de lui donner cette vue intime et manifeste de sa présence. Elle espère fermement que Dieu ne permettra pas qu'elle perde, par sa faute, une faveur aussi insigne, et elle a raison de l'espérer de la sorte; toutefois elle marche avec plus de vigilance que jamais pour ne déplaire en rien à son divin Époux.
Il faut remarquer que cette vue habituelle de la présence des trois divines Personnes n'est point aussi entière, ou pour mieux dire aussi claire, qu'au moment auquel pour la première fois la très sainte Trinité se montre à l'âme, ou qu'elle daigne ensuite lui renouveler cette faveur. Car, si cela était, l'âme ne pourrait ni s'occuper d'autre chose, ni même vivre parmi les humains. Mais bien que cette vue de la très sainte Trinité ne conserve pas un si haut degré de clarté, l'âme, toutes les fois qu'elle y pense, se trouve avec cette divine compagnie. On peut dire qu'il en est en quelque sorte de l'âme comme d'une personne qui, se trouvant avec d'autres dans un appartement très clair, cesserait tout à. coup de les voir si l'on fermait les fenêtres, sans néanmoins cesser d'être certaine de leur présence. Mais il dépend de cette personne de les revoir en rouvrant les fenêtres, tandis que l'âme n'a pas un semblable pouvoir. Non, elle ne peut, au gré de ses désirs, contempler la très sainte Trinité dans la vision intellectuelle qu'elle a eue; il faut pour cela que Notre Seigneur ouvre la fenêtre de son entendement, et il ne le fait que quand il veut; c'est lui faire une assez grande grâce que de ne jamais s'éloigner d'elle, et de vouloir bien qu'elle en soit si assurée. Il paraît que Dieu veut alors, par cette admirable compagnie, la préparer à de plus grandes choses. Il est clair, en effet, qu'elle en tirera un très grand secours pour s'avancer dans la perfection, et pour s'affranchir des craintes que lui causaient parfois les faveurs précédentes, comme il a été dit. C'est ce qu'éprouvait la personne dont j'ai parlé: elle voyait en elle, pour tout, un notable avancement spirituel; et il lui semblait que, même au milieu des plus grandes croix et des affaires les plus difficiles, jamais l'essentiel de son âme ne se mouvait de cette demeure intérieure où était Dieu. Dans cet état, la partie supérieure de son âme lui paraissait en quelque sorte divisée de l'autre; et comme, après avoir reçu de Dieu cette haute faveur , cette personne eut de grandes croix à porter, elle se plaignait quelquefois de son âme, comme Marthe de Marie sa soeur, et lui reprochait de rester toujours occupée à jouir à son gré de ce doux repos, tandis qu'elle se trouvait au milieu de tant de peines et d'occupations qu'il lui était impossible d'en jouir avec elle.
Ceci, mes filles, vous semblera étrange, mais c'est la vérité. L'âme est indivisible sans doute; et cependant l'état que je viens dé décrire, bien loin d'être une imagination, est l'état ordinaire où l'on se trouve après avoir reçu une si haute faveur. Les choses intérieures, je le répète, se voient de telle manière, que l'on aperçoit. très manifestement une certaine différence entre l'âme et l'esprit; et bien qu'au fond ce ne soit qu'une même chose, on y aperçoit une division si délicate, qu'il semble quelquefois que l'un opère d'une manière et l'autre d'une autre, suivant le goût qu'il plait au Seigneur de leur donner. Il me paraît aussi qu'il y a de la différence entre l'âme et les puissances Mais il se rencontre tant de ces différences dans l'intérieur de l'âme, et elles sont si difficiles à saisir, que je ne pourrais sans témérité entreprendre d'en donner l'intelligence. Un jour nous en aurons la claire vue, si le Seigneur, dans sa miséricorde, daigne nous ouvrir cette sainte demeure où nous comprendrons pleinement tour ces profonds secrets.
Suite du même sujet. De subtiles comparaisons aident à comprendre la déférence qu'il y a entre l'union spirituelle et le mariage spirituel.
Parlons maintenant de ce mariage spirituel et divin qui unit l'âme à Dieu, mais qui ne reçoit sans doute son accomplissement parfait que dans le ciel, attendu que l'âme peut, tant qu'elle est en cette vie, s'éloigner de Dieu, et par là même se voir privée d'un si grand bien.
La première fois que Notre Seigneur fait une grâce si élevée, c'est dans une de ces visions qu'on appelle imaginaires qu'il veut se montrer à l'âme, lui apparaissant dans sa très sainte humanité, afin qu'elle ne puisse douter de la faveur souveraine dont il l'honore. Il se montre peut-être à d'autres personnes sous une autre forme; mais il apparut ainsi à celle dont j'ai parlé . Ce fut au moment où elle venait de communier que Notre Seigneur se fit voir à elle; il avait cette splendeur, cette beauté, cette majesté qui éclataient en lui après sa résurrection. Il lui dit qu'il était temps qu'elle ne pensa plus qu'à ce qui le regardait, et qu'il prendrait soin d'elle. II ajouta d'autres paroles qu'il est plus facile au coeur de sentir qu'à la langue d'exprimer.
Vous ne trouverez peut-être rien d'extraordinaire dans cette vision, attendu que Notre Seigneur s'était déjà plusieurs fois montré à cette personne de cette manière. Mais il y avait tant de différence, qu'il la laissa entièrement hors d'elle-même et saisie d'un saint effroi, soit parce que cette vision avait agi sur elle avec une grande force, soit à cause des paroles que Notre Seigneur lui avait dites, soit enfin parce que, sauf dans la vision intellectuelle précédente, elle n'avait jamais vu le divin Maître se montrer ainsi dans l'intérieur de son âme. Il faut savoir que les visions des demeures précédentes diffèrent beaucoup de celles de cette dernière demeure; et qu'il se trouve, entre les fiançailles et le mariage spirituel, la même différence, qu'ici-bas entre de simples fiancés et ceux que le sacrement de mariage unit déjà d'un lien indissoluble.
J'ai déjà dit en me servant de cette comparaison, faute d'en trouver de meilleure, qu'il n'est pas plus question ici du corps que si l'âme en était séparée, et qu'il ne restât que l'esprit seul. Cela est surtout vrai dans le mariage spirituel, parce que cette mystérieuse union se fait dans le centre le plus intérieur de l'âme, qui doit être l'endroit où Dieu lui-même habite. Dans les autres grâces dont j'ai dit qu'il favorisait l'âme, les sens et les puissances étaient comme les portes par lesquelles elle entrait dans ces demeures, et il en a été ainsi jusque dans cette apparition où Notre Seigneur s'est montré à elle dans sa très sainte humanité. Mais dans l'accomplissement de ce mariage spirituel, le divin Maître procède d'une manière fort différente: il apparaît dans le centre de l'âme, non par une vision imaginaire, mais par une vision intellectuelle, plus délicate encore que les précédentes, et de la même manière que, sans entrer par la porte, il apparut aux apôtres lorsqu'il leur adressa ces paroles: La paix soit avec vous.
Ce que Dieu, dans ce centre, communique à l'âme en un instant, est un si grand secret, une si haute faveur, et transporte l'âme d'un si inénarrable plaisir, que je ne sais à quoi le comparer. Tout ce que j'en puis dire, c'est que Notre Seigneur veut lui faire voir en cet instant la grandeur de la gloire du ciel par un mode sublime dont n'approche aucune vision ni aucun goût spirituel. Ce que j'en comprends, c'est que ce que j'appelle l'esprit de l'âme devient une même chose avec Dieu. Ce grand Dieu qui est esprit, afin de montrer combien il nous aime, a ainsi voulu faire connaître à quelques âmes, par une connaissance expérimentale, jusqu'où va cet amour; et son dessein, en cela, a été de nous exciter à lui donner mille et mille louanges pour ces merveilles de sa grâce. Malgré sa majesté infinie, il daigne s'unir de telle sorte à une faible créature, qu'à l'exemple de ceux que le sacrement de mariage unit d'un lien indissoluble, il ne veut plus se séparer d'elle.
Les simples fiançailles ne jouissent pas de ce privilège; l'union qu'elles forment entre l'âme et Dieu n'est point permanente. Cette faveur du divin Maître passe en très peu de temps, et l'âme se trouve ensuite sans cette heureuse compagnie, je veux dire qu'elle n'en a plus le sentiment; tandis que dans le mariage spirituel, demeurant toujours avec Dieu dans ce centre dont j'ai parlé , elle n'est jamais privée de sa compagnie.
A mon avis, l'union des fiançailles spirituelles peut se comparer à celle de deux flambeaux tellement rapprochés qu'ils ne donnent qu'une seule lumière, mais qui peuvent être séparés l'un de l'autre; je dirai encore qu'elle est comme la flamme, la cire et la mèche qui ne forment qu'un seul flambeau, mais qui peuvent également se diviser et subsister séparément. L'union du mariage spirituel est plus intime: c'est comme l'eau qui, tombant du ciel dans une rivière ou une fontaine, s'y confond tellement, qu'on ne peut plus séparer une eau de l'autre; ou bien comme un petit ruisseau qui, entrant dans la mer, mêle tellement ses ondes aux siennes, qu'il est impossible de les séparer. C'est encore comme une grande lumière qui se divise en entrant dans un appartement par deux fenêtres, mais qui ensuite ne forme qu'une seule lumière. Peut-être saint Paul, par ces paroles: Celui qui s'attache à Dieu est un même esprit avec lui, entendait-il parler de cet admirable mariage qui unit inséparablement l'âme à son Dieu. Peut-être l'indiquait-il encore par celles-ci: Jésus-Christ est ma vie, et il m'est avantageux de mourir. L'âme peut alors, ce me semble, se servir de ces paroles, parce que c'est là que le mystique papillon dont j'ai parlé, meurt avec un indicible plaisir, et que Jésus-Christ devient sa vie.
L'âme comprend encore mieux dans la suite, par les effets, qu'elle ne vit plus qu'en son céleste Époux. Elle voit clairement par certaines aspirations d'amour, secrètes, mais très vives, que c'est son Dieu qui lui donne vie, et il lui est impossible de concevoir le moindre doute là-dessus. Quoiqu'elle sente très vivement ces aspirations, elle ne peut les exprimer; quelquefois cependant elles ont une force telle qu'elles se produisent au dehors en paroles de tendresse. L'âme ne peut s'empêcher de dire: Ô vie de ma vie, ô mon aliment et mon soutien, et autres paroles de ce genre. C'est qu'alors, de ce sein infini de son amour où il sustente sans cesse l'âme, Dieu laisse s'échapper à flots le lait des célestes consolations, qui communique comme une nouvelle vie à tous les habitants du château: le divin Maître veut, ce semble, qu'ils participent en quelque manière à cette grande jouissance de l'âme; c'est pourquoi de ce riche fleuve de vie où cette petite fontaine s'est perdue, il détourne de temps en temps quelques ruisseaux pour fortifier ceux qui, dans la sphère des soins du corps, ont la gloire de servir ces deux Époux. Ainsi, de même que si l'eau tombait sur une personne, lorsqu'elle y penserait le moins, elle ne pourrait ne le pas sentir, de même l'âme sent et connaît avec plus de certitude encore qu'elle reçoit ces grâces et que le principe dont elles tirent leur origine est Dieu même; elle voit clairement que ce grand Dieu est en elle comme une eau vive qui l'arrose, que c'est lui qui lance les flèches dont elle est blessée, qu'il est la vie de sa vie, et le soleil dont la lumière se répand de son intérieur sur toutes ses puissances. L'âme, dans cet état, ne sort point de ce centre où elle est avec Dieu, et elle ne sent point troubler sa paix, parce qu'elle la reçoit de Celui qui la donna aux apôtres assemblés en son nom.
II m'est venu en pensée que ces paroles de Notre Seigneur à ses disciples: La paix soit avec vous, et celles qu'il adressa à Madeleine: Allez en paix, devaient dépasser de beaucoup, par l'effet, ce qu'elles expriment par le son. Comme, pour un Dieu, parler c'est faire, ses paroles à des âmes déjà bien disposées devaient sans doute les affranchir de tout ce qu'elles avoient encore de corporel, et ne laisser subsister en elles que le pur esprit, afin qu'elles fussent capables de s'unir, par l'union céleste dont je traite, à l'Esprit incréé. Il est certain que lorsque nous ôtons de notre âme toute affection aux créatures, et que nous nous en détachons pour l'amour de Dieu, ce grand Dieu la remplit aussitôt de lui-même. C'est pourquoi Notre Seigneur Jésus-Christ, priant le Père éternel pour ses apôtres, lui demanda qu'ils ne fussent qu'un tous ensemble; et que, comme son Père est en lui, et lui en son Père, ils fussent de même un en son Père et en lui.
Quel amour, mes soeurs, peut surpasser cet amour? Et qui nous empêche d'y participer, puisque notre adorable Sauveur ajoute: Et je ne vous prie pas seulement pour eux, mais encore pour ceux qui croiront en moi par leur parole... Je suis en eux?
Oh! que ces paroles sont vraies! et que l'âme qui les voit s'accomplir en elle par ce manage spirituel, les entend bien! Ô mes filles, comme nous en aurions toutes l'intelligence si, par notre faute, nous ne nous en rendions pas indignes! car les paroles de Jésus-Christ notre Roi et notre Seigneur sont infaillibles. Hélas! c'est faute de préparation intérieure, faute de soin à écarter les obstacles qui peuvent empêcher cette divine lumière de nous éclairer, que nous ne nous voyons point dans ce miroir sur lequel nous jetons les yeux, et où notre image est représentée.
Pour reprendre la suite de mon discours, je dis que Dieu ayant introduit l'âme dans cette septième demeure où il habite, et qui est le centre de l'âme même, on peut la considérer comme le ciel empyrée où Dieu a établi son trône; car comme ce ciel ne se meut pas ainsi que les autres cieux, de même l'âme n'est plus sujette aux mouvements qu'elle recevait auparavant de ses puissances et de son imagination, en sorte qu'ils ne peuvent ni lui causer de dommage, ni lui enlever sa paix. Il ne faut pas néanmoins s'imaginer que lorsque Dieu a honoré une âme d'une si haute faveur, elle soit assurée de son salut, et de ne plus faire de chute. Je ne l'entends nullement ainsi; et je déclare que partout où je parlerai de l'assurance de l'âme, cela ne doit s'entendre que pour le temps où Notre-Seigneur la conduira comme par la main et qu'elle ne l'offensera point. Je sais au moins d'une manière certaine que la personne dont j'ai parlé, et qui se trouve élevée à cet. état depuis quelques années, ne se tient pas pour assurée; elle marche au contraire avec plus de crainte qu'auparavant, et elle veille avec le plus grand soin à se garder de la moindre offense contre son Dieu. Elle a les plus ardents désirs de travailler à son service; mais elle gémit, elle est confuse de ne pouvoir faire que si peu de chose pour un Dieu qu'elle est obligée de servir à tant de titres. Cette impuissance n'est pas une petite croix, c'est au contraire la plus grande pénitence pour elle. Pour les mortifications du corps, plus elle en fait, plus elle goûte de bonheur. La véritable pénitence pour elle, c'est quand Dieu la met en tel état qu'elle n'a plus ni la santé ni les forces nécessaires pour faire pénitence. Si, comme je l'ai dit, elle s'afflige de cette impuissance dans les demeures précédentes, elle en ressent dans celle-ci une peine bien plus vive. Cela vient de ce qu'elle est maintenant toute abîmée en Dieu. Si un arbre planté près du courant des eaux a plus de fraîcheur et donne plus de fruits, faut-il s'étonner qu'une âme dont la partie supérieure ou l'esprit né fait plus qu'un avec l'eau céleste dont nous avons parlé, conçoive de si ardents désirs de la gloire de Dieu?
On ne doit pas croire que les puissances, les sens et les passions soient toujours dans cette paix. L'âme seule y persévère; mais tandis qu'elle est tranquille dans cette septième demeure, elle a d'ordinaire à supporter dans les autres des travaux, des peines, des combats, qui néanmoins ne lui enlèvent point sa paix.
La manière dont cet esprit. est dans le centre de notre âme étant fort difficile à comprendre et même à croire, je crains, mes soeurs, que, faute de le pouvoir bien expliquer, vous ne soyez tentées de ne point ajouter foi à mes paroles: il semble, en effet, qu'il y ait contradiction à dire que l'âme souffre des travaux et des peines dans le même temps qu'elle est en paix. Je me servirai de quelques comparaisons pour tâcher de vous le faire comprendre, et Dieu veuille qu'elles portent la lumière dans vos esprits; mais, quand cela ne serait point, je n'en demeurerais pas moins assurée de n'avoir rien avancé qui ne soit très véritable. Représentez-vous un roi qui, malgré une multitude d'affaires pénibles, et malgré la guerre qui sur plusieurs points désole son royaume , demeure néanmoins en paix dans son palais. II en est ainsi de même, lorsqu'elle est dans cette septième demeure. Elle entend, il est vrai, le bruit des autres demeures, le tumulte des bêtes venimeuses, mais elle demeure tranquille et inaccessible ; elle en éprouve quelque peine, mais elle n'en est point troublée, elle n'en perd point sa paix; les passions, déjà vaincues, n'oseraient approcher de ce sanctuaire, parce qu'elles savent trop bien qu'une pareille tentative tournerait à leur honte. L'âme ressemble encore à une personne qui sent du mal dans tout le reste du corps, mais dont la tête est saine et exempte de souffrance. Je suis la première à rire de ces comparaisons, parce que je n'en suis point contente ; mais je n'en sais pas d'autres. Vous en porterez tel jugement qu'il vous plaira, mais ce que je vous ai dit demeure vrai.
Des grands effets de cette oraison. L'attention et la réflexion sont nécessaires, car elle diffère des états précédents d'une manière admirable.
J'ai dit que le mystique papillon était mort dans une indicible joie d'avoir trouvé son repos, et que Jésus-Christ vivait en lui. Voyons quelle est maintenant sa vie, et en quoi elle diffère de celle qu'il menait lorsque c'était lui qui vivait. Les effets nous feront connaître s'il a véritablement reçu la grâce que je viens de dire. Or voici , autant que je puis le comprendre, les effets de cette nouvelle vie.
Le premier est un tel oubli de soi, qu'il semble véritablement que cette âme n'a plus d'être, parce que la transformation qui s'est faite en elle est si totale, qu'elle ne se connaît plus. Elle ne pense ni à la félicité du ciel, ni à la vie, ni à l'honneur; mais elle s'occupe tout entière à procurer la gloire de Dieu. On voit dans sa vie l'accomplissement fidèle de ces paroles que Notre Seigneur lui a dites: Occupe-toi de mes intérêts; je prendrai soin des tiens. Sans souci de tout ce qui peut arriver, elle vit, je le répète, dans un si admirable oubli de soi, qu'il semble qu'elle n'a plus d'être, et qu'elle voudrait n'être plus rien en quoi que ce soit, si ce n'est quand elle voit qu'elle peut concourir à augmenter, ne serait-ce que d'un degré, la gloire et l'honneur de Dieu; car elle donnerait très volontiers sa vie pour cela. Ne pensez pas cependant mes filles, que cette âme abdique tout soin du manger et du dormir, malgré le tourment qu'elle y trouve, ni qu'elle oublie d'accomplir fidèlement toutes les obligations de son état. Je ne parle ici que de ce qui regarde l'intérieur. Quant aux oeuvres extérieures, un mot suffit: loin de les craindre, sa peine au contraire est de voir que ce que ses forces lui permettent de faire pour Dieu; n'est rien. Tout ce qu'elle reconnaît être du service de Notre Seigneur, et qu'il dépend d'elle d'exécuter, elle s'y porte avec une ardeur telle que rien sur la terre ne serait capable de l'arrêter.
Le second effet de cette vie en Jésus-Christ est un grand désir de souffrir; mais un désir qui ne cause point d'inquiétude comme celui dont j'ai parlé précédemment. Telle est l'ineffable ardeur avec laquelle ces âmes désirent que la volonté de Dieu s'accomplisse en elles, qu'elles sont également satisfaites de tout ce qu'il plaît au divin Époux d'ordonner. Ainsi, s'il veut qu'elles souffrent, elles en sont bien aises; s'il ne le veut pas, elles ne s'en tourmentent plus comme elles le faisaient autrefois. Ces âmes sont-elles persécutées, elles en éprouvent une grande joie intérieure, et conservent une paix beaucoup plus profonde que dans les demeures précédentes. Loin de garder l'ombre d'un ressentiment contre ceux qui leur font ou souhaitent leur faire du mal, elles les aiment au contraire d'un amour tout particulier. Elles ne peuvent les voir dans quelque affliction sans en être tendrement émues; et il n'est rien qu'elles ne fussent prêtes à souffrir pour soulager leur peine. Elles les recommandent à Dieu du fond du coeur; que dis-je? elles consentiraient volontiers à être privées de quelques-unes des grâces qu'elles reçoivent, pour les voir transférées à ces infortunés, afin de mettre un terme à leurs offenses envers le divin Maître.
Mais voici ce qui m'étonne le plus dans ces âmes. Vous avez vu avec quelle ardeur elles désiraient de mourir afin de jouir de la présence de Notre Seigneur, et quel martyre était pour elles la prolongation de cet exil; et maintenant elles sont si embrasées du désir de le servir, de faire bénir son nom, d'être utiles à quelque âme, que loin de soupirer après la mort elles souhaitent vivre pendant de très longues années, et au milieu des plus grandes souffrances, trop heureuses de pouvoir à ce prix procurer au divin Maître, en chose si petite que ce soit, une partie des louanges qu'il mérite. Quand elles auraient la certitude d'aller, au sortir de la prison du corps, jouir de la vue de Dieu, et quand la pensée de la gloire des bienheureux se présenterait à leur esprit, elles n'en seraient point touchées, parce qu'elles ne désirent alors ni cette vue ni cette gloire. Leur gloire à elles, c'est de pouvoir faire quelque chose pour le service du divin Crucifié, principalement lorsqu'elles considèrent qu'il reçoit tant d'offenses, et qu'il est si peu d'âmes qui , détachées de tout le reste, n'aient en vue son honneur.
A la vérité, lorsque parfois elles n'ont pas présente à l'esprit cette pensée de la gloire de Dieu, et surtout lorsqu'elles voient le peu de services qu'elles lui rendent, elles sentent avec une ineffable tendresse d'amour se réveiller en elles le désir de se voir au ciel avec leur divin Époux, et de sortir de cet exil. Mais rentrant presque aussitôt en elles-mêmes, elles renoncent à ce désir et, se contentant du bonheur de le posséder toujours au plus intime d'elles-mêmes, elles lui offrent l'acceptation volontaire de la prolongation de cette vie, comme le gage d'amour qui puisse leur coûter le plus en ce monde. Aussi la mort, loin de leur inspirer aucune crainte, n'offre-t-elle à leurs yeux que la perspective d'un suave ravissement. Ce même Époux qui, en allumant autrefois en elles ces ardents désirs de jouir de sa divine présence, les livrait à un martyre si excessif, leur donne maintenant ce désir tranquille dont je viens de parler. Qu'il en soit loué et béni dans les siècles des siècles ! Cet adorable Maître vivant maintenant en elles, il leur suffit d'être avec lui, et elles ne recherchent plus des faveurs, des consolations, des goûts. Mais comme sa vie n'a été qu'un continuel tourment sur la terre, il veut que la leur ressemble à la sienne, sinon en réalité, parce qu'il ménage notre faiblesse, du moins par les désirs. Au reste, il leur fait part de sa force, toutes les fois qu'il voit qu'elles en ont besoin. Ces âmes vivent dans un grand détachement de tout. Elles éprouvent un vif désir d'être toujours ou dans la solitude, ou occupées de ce qui regarde le salut du prochain. Elles n'ont plus ni sécheresses, ni peines intérieures. Elles sont tout occupées de la pensée de Notre Seigneur, et avec tant de tendresse, qu'elles ne voudraient faire autre chose que de lui donner des louanges. S'il arrive qu'elles ne soient point attentives à la présence de leur divin Époux, lui-même les réveille, et elles voient très clairement que cet intime élan (je ne sais quel autre nom lui donner) vient de l'intérieur de l'âme comme ces impétueux transports dont nous avons parlé. Cet élan, qui est plein de suavité, ne procède ni de l'esprit, ni de la mémoire, ni de rien où l'âme prête le plus léger concours. L'âme le sent si souvent, qu'il lui est très facile de le remarquer. Et de même qu'un feu quelque grand qu'il soit ne porte jamais sa flamme en bas, mais la pousse toujours en haut, de même ce mouvement intérieur, partant du centre de l'âme, s'élève en haut, et réveille ses puissances.
Quand on ne tirerait d'autre profit de cette haute faveur que de connaître le soin tout particulier que Dieu veut bien prendre de se communiquer à nous et de nous convier à demeurer avec lui, tout ce qu'on pourrait endurer de peines ici-bas serait encore, selon moi, trop magnifiquement récompensé par ces touches si suaves et si pénétrantes de son amour. Je ne doute pas, mes soeurs, que vous ne les ayez senties; car lorsqu'on arrive à l'oraison d'union, Notre Seigneur se plaît à accorder cette grâce, pourvu qu'on soit fidèle à observer ses commandements.
Lorsque vous éprouverez ces élans d'amour, souvenez-vous qu'ils partent de cette dernière demeure où Dieu réside en votre âme: Rendez-en les plus vives actions de grâces à votre céleste Époux. Cette faveur est un message qui vient de lui, c'est un billet qu'il vous écrit avec un ineffable amour, et il veut que l'écriture de ce billet et la demande qu'il renferme ne soient connues que de vous.
Ce qui distingue cette demeure, c'est, comme je l'ai dit, qu'il n'y a presque jamais de sécheresses; l'âme y est en quelque sorte exempte des troubles intérieurs qu'elle éprouvait de temps en temps dans toutes les autres demeures, et elle jouit presque toujours du calme le plus pur. Loin de craindre que le démon puisse contrefaire une grâce si sublime, elle demeure bien assurée que Dieu en est l'auteur; d'abord, comme il a été dit, parce que les sens et les puissances n'y ont aucune part; ensuite parce que Notre Seigneur, en se découvrant à elle, l'a mise avec lui en un lieu où, selon moi, le démon n'oserait s'introduire, et dont le souverain Maître lui défend d'ailleurs l'entrée. J'ajoute que par rapport à toutes les faveurs dont l'âme est alors comblée, il n'y a d'autre concours de sa part que cet abandon par lequel elle s'est remise tout entière entre les mains de Dieu.
Là, Notre Seigneur enrichit l'âme de ses dons et de ses lumières au milieu d'une paix si profonde et d'un si grand silence, que cela me rappelle la construction du temple de Salomon, où l'on ne devait entendre aucun bruit. Aussi l'on peut appeler cette septième demeure le temple de Dieu, où Dieu seul et l'âme jouissent l'un de l'autre dans un très profond silence. Il n'y a ici ni acte, ni recherche de la part de l'entendement; le Maître qui l'a créé le tient en repos, et lui permet seulement de voir, comme par une petite fente, ce qui se passe; et s'il le prive de cette vue, ce n'est que durant de très courts intervalles, parce qu'à mon avis les puissances ne sont pas suspendues comme dans l'extase, mais simplement privées d'action, et comme saisies d'étonnement.
Ce qui me surprend, c'est que l'âme arrivée à cet état n'a presque plus de ces ravissements impétueux dont j'ai parlé; les extases même et les vols d'esprit deviennent très rares, et ne lui arrivent presque jamais en public, ce qui auparavant était très ordinaire. Autrefois, quand elle était consumée de ces ardents désirs d'être unie à son divin Époux, il suffisait de la moindre occasion, d'un chant pieux, des premières paroles d'un sermon; d'une dévote image, pour la faire sortir d'elle-même; tout en quelque sorte donnait de la frayeur à ce mystique papillon et le faisait s'envoler: maintenant les circonstances et les objets les plus capables d'exciter sa dévotion ne produisent plus sur elle ces grands effets. Soit qu'elle ait trouvé le lieu de son repos, soit qu'après avoir vu tant de merveilles dans cette demeure, elle ne s'étonne plus de rien, soit que sa solitude cesse, parce qu'elle se trouve en la compagnie de son divin Époux, ou soit pour quelque autre raison que j'ignore, Notre Seigneur ne l'a pas plutôt reçue dans cette demeure, et ne lui en a pas plutôt fait voir les beautés, qu'elle perd cette grande faiblesse qui lui était si continuelle et si pénible. Ce changement vient peut-être de ce que Notre Seigneur l'a fortifiée, l'a agrandie, et l'a rendue capable de supporter de si grandes faveurs. Peut-être aussi voulait-il auparavant faire paraître en public les grâces dont il la favorisait en secret, pour des fins que lui seul connaît; car ses jugements sont infiniment élevés au-dessus de toutes nos pensées.
A ces admirables effets, il faut joindre encore tous les autres dont j'ai parlé dans les divers degrés d'oraison, pour avoir une idée juste de ce que Dieu opère dans l'âme; lorsqu'il l'unit à lui par ce baiser qu'elle lui demandait avec l'Épouse des Cantiques. C'est ici, selon moi, que Dieu, exauçant sa demande, lui donne ce gage souverain de son amour. C'est ici la source des eaux vives où cette biche blessée boit à longs traits et étanche sa soif. C'est ici le tabernacle de Dieu où cette bien-aimée goûte d'ineffables délices. Enfin, c'est ici que cette colombe, comme celle que Noé fit sortir de l'arche pour voir si les eaux du déluge étaient écoulées, a trouvé le rameau d'olivier, et annonce, en le montrant, qu'elle a rencontré la terre ferme au milieu des (lots et des tempêtes du monde.
Ô Jésus! quel avantage ne serait-ce pas de bien comprendre ici le sens de tant d'endroits de l'Écriture qui pourraient nous faire connaître quelle est cette paix de l'âme! Dieu de mon coeur, qui savez combien il nous importe de la posséder , faites que les chrétiens la cherchent, et conservez-la, par votre miséricorde, à ceux à qui vous l'avez donnée, puisque nous devons toujours craindre jusqu'à ce que vous nous ayez mis en possession dans le ciel de la véritable paix que l'éternité ne verra point finir.
En donnant à la paix du ciel le nom de véritable, je n'entends point dire que celle dont je parle ne le soit pas; je veux simplement énoncer que la guerre pourrait recommencer pour nous, si nous venions à nous éloigner de Dieu. Ô mes filles, que doit-il se passer dans ces âmes, lorsqu'elles pensent qu'elles peuvent être privées d'un si grand bonheur! L'impression que fait sur elles cette pensée, est si vive, qu'elle les excite sans cesse à marcher avec une extrême vigilance, et à tirer des forces de leur faiblesse pour ne pas perdre par leur faute une seule occasion de se rendre plus agréables à Dieu. Plus elles se voient comblées de faveurs par le divin Maître, plus elles craignent de l'offenser et se défient d'elles-mêmes. Comme la grandeur des grâces qu'elles ont reçues de lui leur a mieux fait connaître la grandeur de leur misère et de leurs péchés, il leur arrive souvent, comme au publicain, de n'oser lever les yeux vers le ciel. Souvent aussi elles désirent d'être délivrées de cette vie, afin de se voir en sûreté ; mais l'amour qu'elles ont pour leur divin Époux les faisant presque aussitôt rentrer en elles-mêmes, elles sentent ce grand désir de vivre pour le servir dont j'ai parlé, et elles se confient en sa miséricorde pour tout ce qui les regarde. Quelquefois elles demeurent comme anéanties à la seule vue du grand nombre de faveurs dont elles ont été comblées, et elles tremblent d'être comme un vaisseau que le trop grand poids de sa charge fait couler à fond. Je vous assure, mes filles, que ces âmes ne manquent pas de croix; mais ces croix ne les inquiètent point, et ne troublent point leur paix. Elles passent de même qu'un flot ou une légère tempête, et le calme renaît aussitôt; parce que la présence de leur adorable Époux leur fait oublier tout le reste. Qu'il soit à jamais béni et loué de toutes les créatures! Ainsi soit-il.
Le Château intérieur, VII Demeures