Le Château intérieur, VII Demeures - CHAPITRE III

CHAPITRE IV

Des buts que poursuit Notre Seigneur quand il accorde à l'âme de si hautes faveurs, et de la nécessité pour Marthe et Marie de vivre unies. Chapitre fort profitable.

Ne pensez pas, mes soeurs, que les âmes unies à Dieu par ce lien du mariage spirituel, ressentent toujours dans ce haut degré les effets d'une faveur si sublime. Ce n'est que le plus ordinairement, ainsi que je l'ai dit quand je m'en suis souvenue. Notre Seigneur les laisse quelquefois dans leur état naturel; et il semble alors que toutes les bêtes venimeuses qui sont dans les environs et dans les demeures de ce château, se liguent pour se venger sur ces âmes du temps où elles n'ont pu les attaquer. A la vérité, cela ne dure guère plus d'un jour; et ce grand trouble excité d'ordinaire par quelque occasion imprévue, fait connaître à l'âme combien elle gagne à vivre dans la compagnie de son Dieu. Fortifiée par son divin Époux, non seulement elle demeure ferme dans ses bonnes résolutions et fidèle à tout ce qui est de son service, mais elle se sent plus déterminée que jamais à le servir, sans être même ébranlée par un premier mouvement. Cette épreuve, comme, je viens de le dire, n'arrive qu'à de rares intervalles. Notre Seigneur veut par là, d'abord que la vue de leur propre néant tienne toujours ces âmes dans l'humilité; ensuite, que la connaissance de ce qu'elles lui doivent et la sublimité de la faveur dont il les honore, les obligent de plus en plus à le louer.

Ne pensez pas non plus que, malgré ces grands désirs et cette résolution si ferme de ne commettre pour rien au monde une imperfection, il n'arrive point à ces âmes d'en commettre plusieurs et même des péchés. J'entends des péchés véniels, mais non commis de propos délibéré, parce que le Seigneur leur donne sans doute un secours très spécial pour s'en préserver. Quant aux mortels, commis avec vue, elles en sont exemptes; mais elles ne sont pas certaines pour cela de n'en avoir pas commis qui échappent à leur connaissance, ce qui n'est pas pour elles un petit tourment: Elles en souffrent un autre non moindre, lorsqu'elles voient des âmes qui vont à leur perte; et quoiqu'elles aient un grand espoir de n'être pas de ce nombre, néanmoins, lorsqu'elles voient dans l'Écriture comment tombèrent quelques-uns de ceux qui avaient été le plus favorisés de Dieu, un Salomon, par exemple, qui avait eu des communications si intimes avec lui, elles ne peuvent se défendre d'un sentiment. de crainte. Ainsi, mes soeurs, que celle d'entre vous qui croira avoir le plus de sujet d'être en sûreté, soit celle qui vive le plus dans la crainte, selon ces paroles de David: Bienheureux l'homme qui craint le Seigneur. Que le divin Maître nous garde toujours! Lui demander instamment cette grâce afin de ne point l'offenser, c'est la plus grande assurance que nous puissions avoir en cette vie. Qu'il soit loué à jamais! Ainsi soit-il.

Par les effets de ces grandes grâces, si vous y avez pris garde, vous avez déjà sans doute entrevu la fin pour laquelle Notre Seigneur les accorde à certaines âmes en ce monde; je crois néanmoins utile d'en parler ici. Il ne faut point s'imaginer que son dessein soit seulement de leur donner des consolations et des délices; ce serait une grande erreur; car la faveur la plus signalée que Dieu puisse nous faire en ce monde, c'est de rendre notre vie semblable à celle que son Fils a menée sur la terre. Ainsi, je tiens pour certain qu'en accordant ces grâces, Notre Seigneur se propose, comme je l'ai quelquefois dit dans ce traité, de fortifier notre faiblesse, afin de nous rendre capables d'endurer à son exemple de grandes souffrances. Et de fait, nous voyons que toujours ceux qui ont approché de plus près Notre Seigneur Jésus-Christ, ont été ceux qui ont le plus souffert. Considérons ce que sa glorieuse Mère et ses glorieux apôtres eurent à souffrir, Et un saint Paul , où puisa t-il la force pour supporter des travaux si excessifs ? Que nous voyons clairement en lui les effets des visions et de la contemplation qui procèdent de Dieu, et non d'une imagination en délire, ou des artifices de l'esprit de ténèbres! Après avoir reçu de si hautes faveurs, alla-t-il par hasard se cacher pour jouir en repos des délices dont son âme était inondée , sans vouloir s'occuper d'autre chose? Vous voyez, au contraire, qu'il passait les jours entiers dans les occupations de l'apostolat et qu'il travaillait la nuit pour gagner sa vie. Quant à moi, je ne puis sans bonheur me rappeler le moment où Notre Seigneur apparut à saint Pierre fuyant sa prison et lui lit qu'il allait à Rome pour y être crucifié une seconde fois. Jamais, dans l'office de cette fête, je ne récite ces paroles sans que j'éprouve une consolation particulière, en songeant de quelle joie elles firent tressaillir l'âme de cet apôtre, avec quelle promptitude il alla s'offrir à la mort, et comment il considéra son martyre comme la plus grande grâce que son cher Maître pût lui faire.

Ô mes soeurs, qui pourra dire à quel point une âme où Notre Seigneur habite d'une manière si particulière, met en oubli son propre repos! Que les honneurs la touchent peu! et qu'elle est loin de désirer d'être estimée en la moindre chose! Tenant sans cesse compagnie à son Époux, ainsi qu'il est juste, comment pourrait-elle se souvenir d'elle-même? Sa seule pensée est de lui plaire, et de chercher les moyens de lui témoigner son amour. C'est là, mes filles, que tend l'oraison; et, dans le dessein de Dieu, ce mariage spirituel n'est destiné qu'à produire incessamment des oeuvres pour sa gloire. Les oeuvres, voilà, comme je vous l'ai déjà dit, la meilleure preuve de la vérité d'une si haute faveur. De quoi nous servirait mes filles, d'avoir été profondément recueillies dans la solitude, d'avoir multiplié nos actes d'amour, et promis à Notre Seigneur de faire des merveilles pour son service, si, au sortir de là, la moindre occasion nous porte à faire tout le contraire? Mais je m'exprime mal en semblant dire que cela nous servirait de peu, puisque le temps que nous passons auprès de Dieu nous est toujours d'une très grande utilité. Malgré notre lâcheté à exécuter nos résolutions, Notre Seigneur nous donnera de temps en temps la force de les accomplir. Peut-être même fera-t-il à notre égard ce qu'il fait très souvent: témoin de la lâcheté d'une âme, il lui envoie, malgré sa répugnance, quelque croix bien pénible, et, par la force intérieure qu'il lui communique en même temps, il la fait sortir victorieuse du combat. Encouragée par cette conduite du divin Maître, elle se rassure, et s'offre à lui avec une ardeur toute nouvelle pour travailler à son service.

J'ai donc simplement voulu dire que cela nous sert de peu en comparaison de ce que l'on gagne lorsque les oeuvres répondent aux actes intérieurs et aux paroles. Que celle d'entre vous, mes filles, qui ne peut tout d'un coup faire l'un et l'autre, s'efforce d'y parvenir peu à peu ; si elle veut que son oraison lui profite, qu'elle s'applique à vaincre sa propre volonté, et certes les occasions ne vous manqueront pas dans l'intérieur de ces petits monastères. Sachez que cette application à vaincre sa volonté propre est importante au delà de tout ce que je pourrais dire. Jetez les yeux sur Jésus-Christ attaché à la croix, et tout vous deviendra facile. Si cet adorable Maître nous a témoigné son amour par des oeuvres et des souffrances si extraordinaires, pensez-vous pouvoir le contenter par de simples paroles? Savez-vous ce que c'est que la véritable vie spirituelle? C'est se faire esclave de Dieu, et porter la marque de cet esclavage, je veux dire l'empreinte de la croix de Jésus-Christ; c'est tellement appartenir à ce Dieu crucifié, lui faire un tel don de sa propre liberté, qu'il puisse à son gré nous vendre et nous sacrifier pour le salut du monde, comme il a voulu être vendu et sacrifié lui-même; c'est enfin, quand cet adorable Sauveur donne part à sa croix, regarder cela non comme un tort qu'il fait, mais comme une faveur signalée qu'il accorde.

Si l'on ne se détermine fermement à cela, on n'avancera jamais beaucoup. Tout cet édifice spirituel, comme je l'ai dit, n'a pour fondement que l'humilité, et le divin Maître ne l'élèvera jamais bien haut si cette humilité n'est pas véritable, de peur qu'il ne se renverse entièrement; et dans cette conduite même, il ri a en vue que notre bien.

Ainsi, mes soeurs, si vous voulez rendre ce fondement solide, que chacune de vous s'efforce d'être la plus petite de toutes, l'esclave de toutes, cherchant sans cesse comment et en quoi vous pouvez leur faire plaisir, ou leur rendre service. Tout ce que vous ferez dans cet esprit pour vos soeurs, vous le faites bien plus encore pour vous que pour elles: ce sont autant de pierres qui rendront le fondement de cet édifice si ferme, qu'il n'y aura point de danger qu'il s'écroule. Mais, je le répète, pour que votre château soit inébranlable, il faut que non seulement il ait pour fondement la prière et la contemplation, mais encore la pratique et l'exercice des vertus. Sans cela, vous demeurerez toujours au même point, et Dieu veuille que vous ne reculiez pas; car, comme vous le savez, dans la vie spirituelle, ne point avancer c'est reculer, farce qu'il est impossible que l'amour demeure toujours dans le même état.

Il vous semblera peut-être que je parle pour les commençants, mais qu'après avoir travaillé on peut se reposer. Je vous ai déjà dit que le repos dont jouissent les âmes dont je parle maintenant, n'est qu'intérieur; et qu'elles en ont au contraire beaucoup moins qu'auparavant à l'extérieur. Car à quel dessein croyez-vous que l'âme envoie de cette septième demeure, et comme du fond de son centre, ces inspirations ou, pour mieux dire, ces aspirations dans toutes les autres demeures de ce château spirituel? Pensez-vous que ces messages aux puissances, aux sens, au corps, aient pour but de les inviter à dormir? Non, non, non. C'est au contraire pour les occuper plus que jamais, et leur faire une guerre plus acharnée que lorsqu'elle souffrait avec eux; car alors elle ne comprenait pas encore tout le prix de ces travaux et de ces croix dont Dieu s'est peut-être servi pour l'attirer dans sa propre demeure. De plus, la compagnie dont elle jouit maintenant lui donne des forces beaucoup plus grandes qu'elle n'en eut jamais. Si, au dire de David, on devient saint avec les saints, qui doute que cette âme, qui n'est plus qu'une même chose avec le Dieu fort, par cette souveraine union d'esprit à esprit, ne participe à sa force? C'est là, comme nous le verrons, que les saints ont puisé ce courage qui les a rendus capables de souffrir et de mourir pour leur Dieu. La force surnaturelle dont l'âme se sent pénétrée dans cette septième demeure, se communique aux puissances, aux sens, à tout ce château intérieur. Souvent ce corps même ne se connaît plus; il participe visiblement à cette mystérieuse vigueur dont Dieu remplit l'âme quand , après l'avoir introduite et la gardant avec lui dans son cellier, il l'enivre du vin de son amour. Il sent comme une nouvelle vie qui lui vient de là, de même qu'il sent la nourriture fortifier tous ses membres. Ainsi, la vie des âmes élevées à un état si sublime n'est pas le repos, mais le travail et la souffrance; la force intérieure qui est en elles, allant de beaucoup au delà de ce qu elles peuvent exécuter, elles livrent au corps une guerre continuelle; mais elles ont beau l'accabler de travaux et de souffrances, tout cela n'est rien en comparaison de ce qu'elles voudraient faire et souffrir pour leur divin Époux.

De là sont venues sans doute les grandes pénitences de tant de saints, et en particulier celles de la glorieuse Madeleine, qui avait toujours vécu dans les délices. De là, ce zèle dévorant de notre père Élie pour l'honneur de Dieu; de là, dans saint Dominique et dans saint François, cette soif de gagner des âmes à Dieu, afin qu'il fût loué et béni par elles. S'immolant ainsi pour sa gloire, sans jamais penser à eux-mêmes, que ne durent-ils pas souffrir! Et nous aussi, mes soeurs, tâchons d'allumer en nous ce grand zèle pour la gloire de Dieu; cherchons dans le saint exercice de l'oraison, non les douceurs spirituelles, mais ces forces tout apostoliques pour servir notre Époux. Ce serait perdre un temps si précieux que d'en user d'une autre sorte; et ne serait-il pas étrange de prétendre obtenir de si hautes faveurs en suivant un autre chemin que celui que Jésus-Christ et tous les saints ont suivi? Loin de vous, mes filles, une pareille pensée. Croyez-m'en, pour donner à Notre Seigneur une hospitalité parfaite, il faut que Marthe et Madeleine se joignent ensemble. Serait-ce bien recevoir le divin Maître que de ne point lui donner à manger? et qui aurait préparé son repas, si Marthe fût toujours restée, comme Madeleine, assise à ses pieds pour écouter sa parole? Mais savez-vous quelle est sa nourriture de prédilection? C'est que notre zèle, par tous les moyens qu'il peut inventer, lui ramène des âmes, afin que ces âmes se sauvent et chantent ensuite ses louanges pendant l'éternité.

Peut-être m'objecterez-vous ici deux choses: la première, que Notre Seigneur dit que Madeleine avait choisi la meilleure part? Je réponds à cela qu'elle avait déjà fait l'office de Marthe, quand elle lui avait lavé les pieds et les avait essuyés avec ses cheveux. Et pensez-vous que ce fût une petite mortification pour une personne de qualité comme elle, d'aller ainsi par les rues et peut-être seule tant sa ferveur la transportait, d'entrer dans une maison inconnue, de souffrir le mépris du pharisien, et tout ce qu'on devait dire contre elle? Ne suffisait-il pas à ces méchants qui abhorraient Notre Seigneur, de voir l'affection qu'elle lui témoignait, pour la haïr et lui reprocher sa vie passée? Témoins de la modestie qui brillait dans ses habits et dans toute sa personne, ne devaient-ils pas dire, pour se moquer de son changement, qu'elle voulait faire la sainte, comme on le dit encore aujourd'hui des personnes qui se donnent à Dieu, quoiqu'elles soient moins célèbres que cette admirable pénitente? Je ne crains pas de vous dire, mes soeurs, qu'elle a eu la meilleure part, parce que ses angoisses et ses mortifications ont été extrêmes; car outre la peine intolérable qu'elle endurait en voyant la haine implacable de ce malheureux peuple pour son Sauveur, quelles douleurs ont été égales à celles qu'elle a ressenties à la mort de ce divin Maître? Je tiens, quant à moi, que si elle n'a pas fini ses jours par le martyre, cela vient de ce qu'elle l'endura alors en voyant mourir Jésus-Christ sur la croix, et de ce qu'elle a continué de l'endurer tout le reste de sa vie par le terrible tourment qu'elle éprouvait d'être séparée de son divin Maître. On voit par là que cette sainte amante n'était pas toujours dans les délices de la contemplation, aux pieds de Notre Seigneur.

Vous me direz, en second lieu, que très volontiers vous travailleriez à gagner des âmes à Dieu, mais que vous ne savez comment faire, étant incapables d'enseigner et de prêcher comme faisaient les apôtres? J'ai répondu à cela dans quelque autre traité; et quand ce serait dans celui-ci, je ne laisserai pas de le redire, parce que dans les bons désirs que Notre Seigneur vous donne, cette pensée peut vous venir à l'esprit.

J'ai donc dit que quelquefois le démon nous inspire des desseins qui sont au-dessus de nos forces, afin de nous faire abandonner ce qu'il est en notre pouvoir de faire pour le service de Dieu, et afin de nous bercer dans la pensée que nous avons satisfait à tout quand nous avons désiré des choses impossibles. Sachez, mes soeurs, que dans l'oraison vous pouvez faire le plus grand bien aux âmes, et que votre zèle apostolique peut embrasser le monde; mais ce n'est pas à vous à le convertir, contentez-vous d'être utiles aux personnes dans la société desquelles vous vivez. Comme vous êtes plus strictement obligées de travailler à leur bien spirituel qu'à celui des autres, ce que vous ferez pour elles sera d'un plus grand prix auprès de Dieu. Croyez-vous que ce soit peu faire, que d'avoir une humilité si profonde, d'être tellement mortifiées, de servir si bien toutes vos soeurs; d'avoir tant de charité envers elles, de pratiquer si constamment toutes les vertus, qu'elles se sentent sans cesse comme entraînées à imiter vos exemples; enfin de brûler d'un tel amour pour Notre Seigneur, que ce feu qui vous consume vienne à les embraser toutes? Rien ne peut plaire davantage à Notre Seigneur, ni vous être plus utile: le divin Maître vous voyant ainsi faire ce qui dépend de vous, connaîtra que vous feriez beaucoup plus encore si vous en aviez le pour voir, et il ne vous récompensera pas moins que si vous lui aviez gagné un très grand nombre d'âmes. Vous me direz peut-être: Ce n'est pas là convertir; car toutes nos soeurs sont déjà vertueuses. Quelle raison! N'est-il pas évident que plus elles seront parfaites, plus leurs louanges seront agréables au Seigneur, et leurs prières utiles au prochain?

Enfin, mes soeurs, pour conclure, ne prétendons point élever la tour de la perfection évangélique sans lui donner de fondement. Notre Seigneur ne considère pas tant la grandeur de nos oeuvres que l'amour avec lequel nous les faisons. Pourvu que nous fassions toujours ce qui est en notre pouvoir, ce divin Maître, de son côté, nous donnera des forces de jour en jour plus grandes pour le servir. Gardons-nous de perdre coeur, après quelque temps d'efforts et de fidélité; mais durant le peu qui nous reste à vivre, espace plus court peut-être que chacune de nous ne le pense, offrons-nous sans réserve à notre divin Époux, et faisons-lui un continuel sacrifice de notre corps et de notre âme. Dans son infinie bonté il unira ce sacrifice à celui qu'il offrit pour nous à son Père sur la croix, et il le récompensera, non selon la petitesse de nos oeuvres, mais selon le prix que lui donne l'amour avec lequel nous nous serons consacrées à lui.

Plaise au Seigneur, mes soeurs et mes filles bien-aimées , qu'il nous soit donné de nous voir un jour toutes ensemble dans cette demeure bienheureuse où l'on ne cesse jamais de chanter ses louanges! Et daigne ce Dieu de bonté me faire la grâce de retracer un peu dans ma vie ce que je vous ai dit dans cet écrit: je le lui demande par les mérites de son Fils, qui vit et règne dans les siècles dés siècles. Ainsi soit-il. J'éprouve, je vous l'avoue, une bien grande confusion de me voir si imparfaite; c'est pourquoi je vous supplie, au nom même de Notre Seigneur, de ne pas oublier dans vos prières cette pauvre misérable.

PROLOGUE

JHS

J'ai dit en commençant avec quelle répugnance j'avais entrepris ce travail; maintenant qu'il est fini, il me cause une grande joie, et je regarde comme bien employée la peine, fort petite, je l'avoue, que j'y ai prise. Lorsque je considère la rigueur de votre clôture, le peu de délassement que vous avez; et combien vous êtes à l'étroit dans quelques-uns de nos monastères, il me semble, mes soeurs, que ce sera une consolation pour vous de respirer au large, et de vous récréer dans ce château intérieur; à quelque heure que ce soit, vous pouvez, sans la permission des supérieures, y entrer et vous y promener. Vous ne sauriez, il est vrai, par vos propres forces, quelque grandes qu'elles vous paraissent, pénétrer dans toutes les demeures. Il n'appartient qu'au Maître du château de vous en ouvrir l'entrée. C'est pourquoi, si vous rencontrez quelque résistance de sa part, souvenez-vous bien de ne pas faire d'effort pour passer outre; vous le fâcheriez, et il vous fermerait à jamais la porte des demeures où vous désirez entrer. Il aime grandement l'humilité; avec cette vertu vous gagnerez bientôt son coeur. S'il voit que vous vous réputez indignes d'entrer dans la troisième demeure il aura hâte de vous recevoir dans la cinquième. Et , si vous êtes fidèles, si vous redoublez d'efforts pour lui plaire, il vous admettra enfin dans la demeure où il habite lui-même. Une fois dans cette heureuse demeure; n'en sortez plus, je vous pries si ce n'est par le commandement de la prieure, à laquelle il veut que vous obéissiez comme à lui-même. Si c'est par obéissance que vous en êtes longtemps dehors, le divin Maître, quand vous reviendrez, vous tiendra toujours la porte ouverte. Lorsque vous aurez une fois goûté les agréments de ce château, vous trouverez du repos en tout, et les plus grandes peines vous deviendront légères par le seul espoir d'y retourner et, pour comble de bonheur, nul ne peut vous ravir cette espérance.

Je n'ai parlé, il est vrai, que de sept demeures; mais chacune d'elles a comme divers appartements très nombreux, les uns en bas, les autres en haut, et d'autres aux côtés, avec de beaux jardins, des fontaines, et tant d'objets si ravissants, que vous n'aurez point assez de louanges à donner à ce grand Dieu qui a créé ce château à son image et à sa ressemblance.

Si vous trouvez quelque chose de bon dans ce que j'ai dis pour vous le faire connaître, croyez très certainement que Notre Seigneur me l'a inspiré pour votre satisfaction. Et quant à ce que vous y rencontrerez de défectueux, ne doutez point qu'il ne vienne de moi. Cependant, en retour de l'extrême désir que j'ai de vous aider, selon mon petit pouvoir, à servir ce grand Dieu, ce Bien-aimé de mon coeur, j'ose vous adresser une prière: Toutes les fois que vous lirez ces pages, donnez en mon nom mille louanges à Notre Seigneur, demandez-lui l'augmentation de son Église, la lumière pour les hérétiques, et, pour moi, qu'il me pardonne mes péchés et me retire du purgatoire; c'est là que je serai quand on vous donnera cet écrit à lire, si toutefois des hommes doctes, après l'avoir examiné, le jugent digne de voir le jour. S'il s'y rencontre quelque erreur, il ne faut l'attribuer qu'à mon peu d'intelligence. Je me soumets en tout à ce que croit l'Église catholique dans laquelle je vis, et proteste que je veux vivre et mourir. Que Notre Seigneur soit à jamais loué et béni! Amen, amen. Cet écrit a été achevé dans le monastère de Saint Joseph d'Avila, la veille de Saint André de l'année 1577, pour la gloire de Dieu qui vit et règne dans les siècles des siècles. Amen.
Le Château intérieur, VII Demeures - CHAPITRE III