Le Château intérieur, VI Demeures

Le Château intérieur, VI Demeures


CHAPITRE PREMIER

De l'accroissement des épreuves, lorsque le Seigneur commence à accroître ses faveurs. De ces épreuves, et comment ceux qui ont atteint cette Demeure les supportent. Bon chapitre pour ceux qui subissent des épreuves intérieures.

Parlons maintenant, avec le secours de l'Esprit Saint, de cette sixième demeure. L'âme, blessée de l'amour du divin Époux depuis qu'elle l'a vu, soupire plus que jamais après la solitude, et écarte, autant que son état le lui permet, tous les obstacles qui l'empêchent d'en jouir. Cette première vue de l'Époux est restée tellement peinte en elle, que tout son désir est de jouir encore du bonheur de sa présence. Comme je l'ai dit plus haut, dans cette oraison on ne voit rien, pas même des yeux de l'imagination, à quoi on puisse, à proprement parler, donner le nom de vue; mais j'emploie ce terme, à, cause de la comparaison dont je me suis servie. Fermement résolue de n'avoir point d'autre époux que son Dieu, l'âme appelle de tous ses voeux le moment où se célébrera cette bienheureuse alliance. Cependant, malgré toute l'ardeur de son désir, l'Époux veut qu'elle le désire encore davantage, et qu'il lui en coûte quelque chose pour se voir en possession d'un bien qui est le plus grand de tous les biens. Tout ce qu'elle peut avoir à souffrir n'est rien, il est vrai, auprès des avantages que lui assurera le titre d'épouse; toutefois, mes filles, elle a besoin, je vous assure, de cet avant goût et de ce gage qu'elle a reçu de son bonheur, pour pouvoir supporter les croix qui l'attendent.

Ô mon Dieu, que de peines intérieures et extérieures n'endure-t-on pas avant d'entrer dans la septième demeure! Il me semble quelquefois que si l'âme les envisageait avant de s'y engager, il y aurait sujet de craindre, vu sa faiblesse naturelle, qu'elle ne pût se résoudre à les souffrir, quelque grand que soit l'avantage qu'elle en pût retirer. Il n'en est pas ainsi dans la septième demeure: là, elle ne craint plus rien; elle irait même de grand coeur au-devant de toutes ces peines pour son Dieu; un tel courage lui vient de cette union si étroite et presque continuelle où elle vit avec son divin Époux.

Il sera utile, je crois, de vous parler de quelques-unes des peines qu'on endure dans cette demeure et dont j'ai la certitude. Peut-être est-il quelques âmes que Dieu ne conduit point par cette voie; je doute néanmoins beaucoup qu'il s'en rencontre aucune de celles qui jouissent par intervalles de ces consolations célestes, qui ne sente, d'une manière ou d'une autre, le poids des peines de cet exil. Je n'avais pas dessein de traiter ce sujet; mais j'ai pensé depuis que celles qui, se trouvant en cet état, s'imaginent que tout est perdu, seront bien aises d'apprendre ce qui se passe dans les âmes que Dieu favorise de semblables grâces.

Je rapporterai ces peines, non point dans l'ordre où elles arrivent , mais comme elles se présenteront à ma mémoire. Je commence par les plus petites. Ce sont les propos et les murmures des personnes avec qui l'on converse d'ordinaire, ou même de celles avec qui on n'a aucun rapport, et qui jamais, ce semble, n'auraient dû penser à nous. Elles disent qu'une telle veut passer pour sainte; qu'elle ne se porte à ces excès que pour tromper le monde, et paraître l'emporter sur les autres, qui néanmoins valent mieux qu'elle sans toutes ces cérémonies et remarquez qu'elle ne fait rien de singulier, mais qu'elle tâche seulement de bien remplir les devoirs de son état. Ce qui lui est plus sensible, c'est que ses amis s'éloignent d'elle, et sont précisément ceux qui tiennent sur son compte les propos les plus mordants. Cette âme, disent-ils, s'égare et s'abuse grandement; elle est trompée par le démon ainsi que telle et telle; elle ne fait que décrier la vertu et elle trompe ses confesseurs. Ce n'est pas tout; ils vont trouver les confesseurs eux-mêmes, leur tiennent de semblables discours, citent des exemples et n'oublient rien de ce qui peut leur donner de la défiance sur la conduite de cette âme. Je connais une personne qui se vit réduite à appréhender de n'en trouver aucun qui voulût la confesser, tant on avait dit de choses contre elle, qu'il serait inutile de rapporter. Ce qu'il y a encore de plus fâcheux, c'est que cette peine, au lieu de passer promptement, dure quelquefois toute la vie, parce que les personnes qui portent un jugement si désavantageux sur les âmes qui sont dans cet état, ne cessent de rendre toutes leurs actions suspectes. Mais, dira-t-on, il y en a aussi d'autres qui les louent. Ô mes filles, que le nombre en est petit en comparaison de ceux qui les blâment et les condamnent! D'ailleurs, ces louanges sont pour l'âme une nouvelle peine qui l'afflige bien plus encore. En effet, voyant clairement que si elle a quelque bien elle l'a reçu de Dieu, et qu'il ne vient en aucune manière d'elle-même, elle souffre, dans les commencements surtout, un intolérable tourment quand elle s'entend louer. Dans la suite, son déplaisir diminue pour différentes raisons. La première, parce que l'expérience lui démontre que les hommes, se portant avec la même facilité à dire le bien que le mal, et le mal que le bien, on doit mépriser leurs discours. La seconde, parce que découvrant, à une plus vive lumière, que tout le bien qui est en elle est un pur don de Notre Seigneur, elle ne se l'attribue pas plus que si elle le voyait dans une autre personne, et ainsi elle en donne à Dieu toute la gloire. La troisième, parce qu'ayant vu d'autres personnes profiter des grâces qu'elle a reçues de Dieu, elle pense qu'il a voulu se servir de la bonne opinion qu'elles ont d'elle, comme d'un moyen pour faire du bien à leurs âmes. Et la quatrième, parce que, n'ayant devant les yeux que la gloire de son Maître, sans s'occuper de la sienne, elle se trouve délivrée de l'appréhension, ordinaire dans les commencements, que les louanges ne soient pour elle, comme pour tant d'autres, une cause de ruine. Ainsi, elle se soucie très peu que l'on ait de l'estime pour elle, et désire seulement de pouvoir contribuer à faire donner des louanges à Dieu, sans se mettre en peine du reste.

Ces raisons et d'autres encore adoucissent la peine si vive que donnent ces louanges: on en ressent néanmoins toujours une certaine souffrance, si ce n'est quand on n'y fait point attention. Mais l'âme souffre incomparablement plus de se voir sans sujet estimée de tout le monde; que d'être blâmée par des discours désavantageux. Quand elle est venue à ce point d'être insensible aux louanges qu'on lui donne, elle se soucie encore moins de ce qu'on dit contre elle. Ces discours, au lieu de la contrister et de l'abattre, la réjouissent et la fortifient, parce que l'expérience lui a déjà fait connaître les précieux avantages qu'elle en retire. Il lui semble même que ceux qui la traitent si injustement, n'offensent point Dieu, mais qu'au contraire Dieu le permet ainsi, dans le dessein de l'enrichir. Et comme elle connaît visiblement que ses adversaires la font avancer dans la vertu, elle conçoit une tendresse particulière pour eux, et croit qu'ils l'aiment plus véritablement que ceux qui disent du bien d'elle.

Lorsqu'on est dans cet état, Notre Seigneur envoie d'ordinaire de grandes maladies. Si les douleurs qu'on éprouve sont aiguës, et si elles se font sentir dans leur plus grande intensité, je ne crois pas qu'il soit possible d'endurer une plus grande souffrance sur la terre. Dans l'accablement intérieur et extérieur où elles jettent, l'âme ne sait plus que devenir, et elle aimerait beaucoup mieux endurer un prompt martyre, que de se voir en proie à ces excessives douleurs. A la vérité, quand elles arrivent jusqu'à un tel excès, elles ne durent pas longtemps; d'ailleurs Dieu, qui ne permet pas que nous ayons plus de mal que nous n'en pouvons porter, commence alors par donner la patience. Mais s'il ne soumet que pour peu de temps à un pareil martyre; il envoie d'autres douleurs fort grandes qu'on endure habituellement, et il éprouve par des maladies et des infirmités de diverses sortes. Je connais une personne qui depuis quarante ans reçoit de Notre Seigneur les grâces dont j'ai parlé, et qui dans ce long intervalle n'a jamais passé un seul jour saris douleur et sans éprouver diverses souffrances causées par son peu de santé, sans parler de beaucoup d'autres grandes peines qu'elle avait à endurer. Mais elle comptait tout cela pour peu de chose, lorsqu'elle considérait que par ses grandes infidélités elle avait mérité l'enfer. Dieu conduira par d'autres chemins les âmes qui font moins offensé. Pour moi, je choisirais toujours celui de la souffrance, quand il ne s'y rencontrerait d'autre avantage que d'imiter Notre Seigneur Jésus-Christ; mais à combien plus forte raison le dois-je choisir, quand à ce premier avantage il s'en joint un si grand nombre d'autres.

Si je pouvais maintenant représenter dans toute leur étendue la grandeur des peines intérieures, les précédentes paraîtraient bien légères. Je commencerai par le tourment qu'on endure quand on a pour confesseur un homme qui, bien que doué dune certaine prudence, n'a point d'expérience de semblables choses. Comme elles sont extraordinaires, il doute de tout, il appréhende tout, et principalement s'il remarque quelque imperfection dans les personnes à qui elles arrivent. Il s'imagine que celles à qui, Dieu fait de semblables grâces, doivent être des anges, et il ne considère pas que cela est impossible tandis que nous vivons dans un corps mortel. Il attribue donc ce qui se passe en elles au démon ou à la mélancolie. Je ne m'en étonne pas, et je ne saurais condamner ces confesseurs, parce qu'aujourd'hui le monde étant plein de semblables illusions de l'esprit de ténèbres, et des maux causés par cette funeste mélancolie, ils ont raison de s'en défier, et d'y prendre garde de bien près. Cependant ces âmes, qui appréhendent déjà beaucoup par elles-mêmes, vont à leur confesseur comme à un juge qui doit décider de ce qui se passe en elles; et voyant qu'il les condamne, elles souffrent un trouble et un tourment qui ne se peuvent comprendre, à moins de les avoir éprouvés. Ces pauvres âmes, surtout si elles ont été fort imparfaites, s'imaginent alors qu'en punition de leurs péchés, Dieu permet que le démon les trompe. A la vérité, au moment où elles reçoivent ces faveurs, elles sont dans une parfaite assurance, et elles ne peuvent douter qu'elles ne viennent de Dieu; mais comme cela dure peu, et que le souvenir de leurs offenses leur est toujours présent, il suffit qu'elles tombent dans ces fautes et ces imperfections inévitables en cette vie, pour que leurs peines recommencent. Lorsque les confesseurs les rassurent, ces peines sont adoucies pour un peu de temps, mais elles ne tardent pas à revenir. Quand au contraire les confesseurs eux-mêmes augmentent leurs craintes, ces âmes sont en proie à un tourment presque intolérable, surtout si, en même temps, elles endurent ces grandes sécheresses où l'on perd en quelque sorte jusqu'au souvenir de Dieu, et où l'on n'est pas plus touché d'entendre parler de lui que d'un bruit vague et lointain qui viendrait frapper l'oreille. Mais cette peine, déjà si grande, n'est rien en comparaison de celle que leur donne la pensée qu'elles ne savent pas se faire connaître des confesseurs et qu'elles les trompent. En vain leur déclarent-elles jusqu'à leurs premiers mouvements, cela est inutile. Leur entendement est si obscurci et si incapable de connaître la vérité, qu'elles se laissent aller à croire tout ce que l'imagination, alors maîtresse, leur représente, et, toutes les extravagances que le démon leur suggère. Dieu permet alors à cet esprit de ténèbres de les tenter, et même de leur faire entendre qu'elles sont réprouvées. Tant de peines réunies leur causent un tourment intérieur si sensible et si insupportable, que je ne saurais le comparer qu'à celui qu'éprouvent les damnés. En effet, durant cette tempête, elles se trouvent sans aucune consolation , et au lieu d'en recevoir de leur confesseur, il semble qu'il s'accorde avec les démons pour les tourmenter encore davantage.

Je connais un confesseur qui, dirigeant une personne livrée à ce tourment, et le trouvant dangereux, lui ordonnait de l'avertir quand elle serait en cet état; mais il vit que cela était inutile, parce que cette personne était alors si incapable de tout, que si elle voulait lire dans un livre écrit même en langue vulgaire, elle y comprenait aussi peu que si elle n'eût pas connu une lettre. Dans une si grande tempête, il n'y a point d'autre remède que d'espérer en la miséricorde de Dieu qui, à l'heure qu'on y pense le moins, la calme en un instant par une de ses paroles: Il semble qu'il n'y ait jamais eu de nuage dans l'âme, tant ce divin soleil l'inonde de sa lumière, et la laisse remplie de consolation. Sortie victorieuse d'un combat si périlleux, cette âme donne les plus grandes louanges à Notre Seigneur, auquel elle se reconnaît redevable de la victoire; elle voit clairement qu'elle n'a point combattu, et que même les armes avec lesquelles elle aurait pu se défendre, étaient dans les mains de l'ennemi. Elle découvre la profondeur de sa misère, et combien peu elle pourrait par elle-même, si Dieu venait à retirer sa main .

Elle n'a pas besoin, pour comprendre cette vérité, de faire des réflexions; elle la connaît par l'expérience qu'elle en a faite. Cette impuissance absolue où elle a été, lui révèle à la fois son néant et sa misère. Sans doute, durant cette tourmente, elle n'est point sans la grâce de Dieu, puisqu'elle ne l'offense point, et que pour rien au monde elle ne voudrait l'offenser; mais cette grâce est tellement cachée, qu'il lui semble qu'elle ne possède plus, et que même elle ne posséda jamais la plus petite étincelle d'amour pour son Dieu; les grâces qu'il lui a faites, et les services qu'elle lui a rendus, ne lui apparaissent que comme des songes. Quant à ses péchés, elle voit avec certitude qu'elle les a commis.

Ô Jésus, qu'une âme ainsi abandonnée est digne de compassion, et combien peu de secours elle tire de toutes les consolations de la terre! C'est pourquoi, mes soeurs, si vous vous trouvez en cet état, ne pensez pas que la liberté et les richesses des heureux du siècle pourraient tant soit peu alléger votre mal; non, non. De même que tous les plaisirs du monde offerts à la vue des damnés, au lieu de diminuer leur supplice, ne feraient que l'accroître, ainsi en est-il de l'âme dans cet état; les maux qu'elle endure venant du Ciel, les choses de la terre ne peuvent y apporter le moindre adoucissement. Ce grand Dieu veut par là nous faire connaître son souverain pouvoir et notre profonde misère: cette connaissance nous est très utile, comme on le verra dans la suite.

Que fera donc une âme quand elle se trouvera plusieurs jours dans cette peine? Si elle prie, c'est comme si elle ne priait pas; elle ne saurait tirer la moindre consolation de ses prières même vocales, parce qu'elle n'entend pas ce qu'elle dit. Quant aux mentales, ce n'en est pas alors le temps, les puissances en étant incapables. La solitude, au lieu de lui servir, lui nuit ; elle ne peut cependant souffrir ni d'être en compagnie, ni qu'on lui parle, ce qui est un nouveau tourment pour elle. Ainsi, quelques efforts qu'elle fasse, elle est dans un tel dégoût et dans un tel chagrin pour ce qui est de l'extérieur, qu'il est facile de s'en apercevoir. Elle chercherait en vain des termes pour exprimer ce qu'elle souffre , ce sont des peines et des tourments spirituels auxquels on ne peut donner de nom qui leur soit propre. Le meilleur remède, selon moi, je ne dis pas pour en être délivré, je n'en connais point pour cela, mais pour pouvoir les supporter, c'est de s'occuper à des oeuvres extérieures de charité et d'espérer en la miséricorde de Dieu, qui n'abandonne jamais ceux qui se confient en lui. Qu'il soit béni dans les siècles des siècles! Ainsi soit-il.

Je ne dirai rien ici des peines extérieures causées par les démons, parce qu'elles ne sont ni aussi fréquentes, ni, à beaucoup près, aussi pénibles. Quelque effort que fassent ces esprits de ténèbres, ils ne peuvent aller, à mon avis , jusqu'à lier les puissances et troubler l'âme , de la manière que nous venons de voir. La raison lui reste pour lui dire qu'ils ne peuvent aller au delà de ce que Dieu leur permet; et tant qu'elle conserve cette lumière, tout ce qu'elle peut souffrir n'est rien en comparaison des tourments dont je viens de parler.

En traitant des différentes manières d'oraison et des faveurs que Dieu accorde dans cette demeure, je parlerai de quelques autres peines intérieures. Il est facile de juger, par l'état où elles laissent le corps, qu'elles font beaucoup plus souffrir que celles dont j'ai fait la peinture dans ce chapitre. Cependant elles ne méritent pas le nom de peines, puisque l'âme, en les souffrant, connaît que ce sont de grandes faveurs de Dieu, et qu'elle en est très indigne.

Ces peines arrivent lorsqu'on est prêt à entrer dans la septième demeure. J'en rapporterai quelques unes; toutes, ce serait impossible. Je ne saurais non plus en donner une notion parfaite, parce qu'elles sont d'une nature beaucoup plus élevée que les précédentes, dont je n'ai pu donner qu'une bien faible idée. Daigne mon Dieu, par les mérites de son Fils, me favoriser de son assistance . Ainsi soit-il.

CHAPITRE II

De certains dont use le Seigneur pour éveiller les ânes; il semble qu'on n'ait rien à redouter, bien que ce soit chose très élevée, et que ces faveurs soient grandes.

Il y a longtemps, ce semble, que nous avons perdu de vue notre petite colombe. Il n'en est pourtant pas ainsi; car ce sont ces peines qui lui font prendre un vol plus élevé. Je vais donc commencer à parler de la manière dont l'Époux se conduit envers elle, et dire comment, avant de la traiter en épouse, il veut qu'elle appelle de ses désirs cette grâce souveraine. Il use dans ce but de moyens si délicats, que l'âme elle-même ne les entend point; et moi-même je ne saurais les faire comprendre, sinon à ceux qui les ont éprouvés. Ce sont des élans d'amour, partant du plus profond de l'âme, si délicats et si subtils, qu'il n'existe, selon moi, aucune comparaison qui en puisse donner une idée juste. Ils ne ressemblent à rien de ce que nous pouvons acquérir par nos efforts, et ils sont même très différents des goûts de Dieu dont j'ai parlé. Souvent, lorsque l'âme s'y attend le moins, et que même elle ne pense pas à Dieu, Notre Seigneur la réveille tout à coup comme par un rapide éclair. Elle n'aperçoit néanmoins aucune lumière, ni n'entend aucun bruit; mais elle entend d'une manière très distincte que son Dieu l'appelle; et elle est tellement saisie, dans les commencements surtout, au son de cette voix, qu'elle tremble et se plaint, quoiqu'elle ne souffre aucune douleur. Elle sent qu'une blessure d'ineffable suavité vient de lui être faite; par qui, comment, elle l'ignore; et cette blessure est d'un tel prix à ses yeux, qu'elle n'en voudrait jamais guérir. Connaissant que son divin Époux est près d'elle, quoiqu'il ne la laisse pas jouir de son adorable présence, elle ne peut s'empêcher, même extérieurement, de s'en plaindre à lui avec des paroles toutes d'amour. Si la peine qu'elle éprouve alors est pénétrante, elle est en même temps suave et douce. Elle est indépendante de sa volonté; mais, fût-il en son pouvoir de s'en délivrer, elle ne le voudrait pas. Elle savoure dans cette peine un plaisir incomparablement plus grand que dans cette délicieuse ivresse de l'oraison de quiétude, où il n'y a aucun mélange de souffrance.

Malgré tous mes efforts pour vous faire entendre cette opération de l'amour, je ne sais, mes soeurs, comment je le pourrai, car il y a, ce semble, ici quelque contradiction. D'un côté, en effet, le Bien-aimé fait clairement connaître à l'âme qu'il est avec elle; et de l'autre, il l'appelle par un signe si certain qu'elle ne peut en douter, et par un son de voix si pénétrant qu'il lui est impossible de ne pas l'entendre. A mon avis, l'Époux, qui est alors dans la septième demeure, ne veut point encore adresser à l'âme des paroles distinctes, mais il suffit de cette voix mystérieuse pour que tout dans lé château soit saisi de respect, et que rien n'ose remuer, ni les sens, ni l'imagination, ni les puissances.

Ô Dieu tout-puissant, que vos secrets sont impénétrables! et quelle différence n'y a-t-il pas entre les choses purement spirituelles et tout ce qu'il nous est donné ici-bas de voir et de comprendre; puisque je ne trouve point de termes pour faire entendre cette faveur dont je viens de parler, si petite cependant en comparaison de tant d'autres merveilles de grâce que vous opérez dans les âmes! Cette voix du Bien-aimé cause dans l'âme un tel transport, qu'elle se consume de désirs, et ne sait néanmoins que demander, parce qu'elle voit clairement que son Dieu est avec elle. Mais, direz-vous peut-être, si l'âme a cette vue, que peut-elle désirer? quelle peine peut-elle avoir? et quel bonheur plus grand peut-elle souhaiter? A cela je ne sais que répondre; mais ce dont je suis assurée, c'est que cette peine pénètre jusque dans le fond de ses entrailles, et qu'il lui semble qu'on les lui arrache, lorsque le céleste Époux retire la flèche dont il l'a percée, tant est grand le sentiment de l'amour qu'elle lui porte.

Ne serait-ce pas une étincelle échappée de l'éternel brasier d'amour qui est mon Dieu , laquelle tombant dans l'âme, lui fait sentir l'ardeur de cet incendie, mais qui, n'étant pas capable de la consumer, tout entière, la laisse dans cette peine si agréable? Je ne saurais, ce me semble, en donner une meilleure comparaison. Cette douleur délicieuse, qui ne mérite pas le nom de douleur, n'est pas toujours égale; tantôt elle dure longtemps et tantôt peu, selon qu'il plaît à Notre Seigneur de se communiquer, sans que l'âme puisse y contribuer par aucun effort ni par aucune industrie, parce que cette opération est toute divine. Si quelquefois elle dure assez longtemps, c'est toujours en augmentant ou en diminuant; enfin, elle ne persévère jamais dans le même état. De là vient que l'âme n'en est jamais entièrement embrasée; car au moment où elle commence à s'enflammer, l'étincelle s'éteint, et l'âme sent un désir plus ardent que jamais de souffrir encore cette peine toute d'amour qu'elle vient d'éprouver.

Il n'y a point ici sujet de rechercher si cela procède de la nature, ou de, la mélancolie, ou d'un artifice du démon, ou de l'imagination; car cette opération de l'amour fait assez connaître qu'elle vient de cette immuable demeure où Dieu habite. D'ailleurs les effets qu'elle produit sont fort différents de ceux que produisent d'autres manières d'oraison, où la grandeur du plaisir qu'éprouvent les puissances peut nous causer quelque, doute. Ici les puissances et les sens eux-mêmes demeurent libres; ils considèrent avec étonnement ce qui se passe, mais ils ne troublent en rien l'application de l'âme à son divin Époux; ils sont, à mon avis, dans une égale impuissance d'augmenter ou de diminuer la délicieuse peine qu'elle souffre.

Celui à qui Notre Seigneur a fait cette grâce, n'aura pas de peine à comprendre ce que je dis. Qu'il remercie beaucoup le divin Maître d'une faveur qui est à l'abri de toute illusion. L'unique chose qu'il a à craindre, c'est de ne pas en témoigner assez de reconnaissance. Mais s'il s'efforce de servir Dieu avec toute la fidélité dont il est capable, et de rendre en tout sa vie meilleure, il verra de quelle manière Dieu agira à son égard, et comment il se plaira à l'enrichir de plus en plus de ses dons. J'ai connu une personne qui, pendant quelques années, fut favorisée de cette grâce. La satisfaction qu'elle goûtait était inexprimable; et quand il lui eût fallu porter pendant un très grand nombre d'années les croix les plus pesantes pour l'amour de son Dieu, elle se serait crue très bien payée par la jouissance d'un tel bien. Bénédiction et louange à ce Dieu de bonté dans les siècles des siècles!

Mais pourquoi, me demanderez-vous peut-être, y a-t-il plus de sûreté en cet état que dans d'autres? Pour les raisons suivantes, à mon avis. La première, parce que les peines dont le démon est l'auteur ne sont jamais agréables comme celle dont je viens de parler. Il peut bien y mêler quelque satisfaction qui paraît spirituelle; mais joindre à la peine; et à une si grande peine, la tranquillité et le plaisir, cela surprise son pouvoir, qui ne s'étend qu à l'extérieur: et ainsi lès peines qui viennent de lui ne seront jamais douces et paisibles , mais inquiètes et pleines de trouble. La seconde raison est que cette tempête qui remplit l'âme de suavité vient d'une région autre que celles où ce malheureux esprit peut exercer son empire. Enfin, la troisième raison est que l'âme retire de cette peine de grands avantages; et entre autres, une résolution habituelle de souffrir pour Dieu , le désir des croix , une volonté plus déterminée de s'éloigner des contentements et des conversations du inonde.

Que ce ne soit pas l'effet d'une illusion, cela est très clair; car quand cette peine est passée, l'âme aurait beau vouloir la sentir de nouveau, tous ses efforts sont inutiles. Cette peine est d'ailleurs si manifeste, que l'illusion est impossible; je veux dire qu'on ne peut croire l'éprouver quand on ne l'éprouve pas, ni en douter quand réellement on l'éprouve. Et si l'on avait là-dessus quelque doute, ce serait une marque qu'on n'aurait point ressenti ces véritables élans d'amour de Dieu dont je parle; car ils se font sentir à l'âme avec non moins de force qu'une voix puissante se fait entendre à nos oreilles.

De dire que ces élans d'amour procèdent de la mélancolie, il n'y a nulle apparence; car cette humeur forme toutes ses chimères dans l'imagination, tandis que ces élans naissent de l'intérieur de l'âme. Il peut se faire que je me trompe; mais jusqu'à ce que des personnes entendues en cette matière m'aient donné d'autres raisons, je demeurerai dans ce sentiment. Je connais une personne d'oraison qui appréhendait extrêmement d'être trompée, et qui cependant ne put jamais concevoir la moindre crainte sur la faveur dont je parle.

Notre Seigneur a d'autres moyens de faire sentir à l'âme sa divine présence. Quelquefois, au milieu dune prière vocale, et tandis qu'elle ne pense à rien d'intérieur, elle sent tout à coup une flamme qui la pénètre délicieusement, comme si soudain on répandait en elle un très suave parfum dont l'odeur se communiquerait à tous les sens. Je ne dis pas néanmoins que ce soit une odeur; mais je me sers de cette comparaison pour montrer que c'est quelque chose de semblable qui fait connaître à l'âme que l'Époux est là. A sa douce présence, elle sent un si ardent désir de continuer à le posséder, qu'elle ne trouve rien de difficile pour son service et qu'il n'y a point de louanges qu'elle ne lui donne. Cette grâce vient de la même source que ces élans d'amour dont j'ai parlé; mais elle n'est d'ordinaire accompagnée d'aucune peine, non plus que cet ardent désir de continuer à jouir de la présence de Dieu. Dans cette grâce , comme dans la précédente, l'âme n'a rien à craindre, pour les raisons indiquées plus haut. Ainsi, qu'elle songe uniquement à la recevoir avec de grandes actions de grâces.

CHAPITRE III

Suite du même sujet. Comment Dieu parle a l'âme quand il le veut; ce qu'il faut faire en cette circonstance, et ne pas suivre son propre sentiment. A quels signes l'âme peut constater que ce n'est pas un leurre, et quand c'en est un. Chapitre fort utile.

Dieu fait sentir à l'âme sa présence par un autre moyen. En apparence, cette grâce l'emporte sur les précédentes, mais il peut s'y rencontrer plus de périls; c'est pourquoi je m'arrêterai quelque temps sur ce sujet. Ce sont des paroles que Dieu fait entendre à l'âme de différentes manières: les unes paraissent extérieures, les autres très intérieures; les unes semblent venir de la partie supérieure de l'âme, et les autres être tellement extérieures qu'on les entend de ses oreilles comme l'on entend une voix articulée.

Or, l'illusion sur ce point peut être fréquente, surtout chez les personnes faibles d'imagination ou notablement mélancoliques. C'est pourquoi il ne faut point , à mon avis, s'arrêter à ce qu'elles disent, quoiqu'elles assurent l'avoir vu ou entendu; ni non plus les jeter dans le trouble en leur disant que le démon les trompe; mais simplement les écouter et les traiter comme des personnes malades. La prieure et le confesseur, à qui elles rendront compte de ce qui se sera passé en elles, se contenteront de leur dire de ne pas faire grand cas de choses semblables, que ce n'est pas là l'essentiel dans le service de Dieu, et que le démon en a trompé plusieurs de cette manière; mais, ajouteront-ils pour ne pas les affliger, ils espèrent qu'elles ne seront pas de ce nombre. Si on leur disait que ce qu'elles croient avoir vu ou entendu n'est qu'un effet de la mélancolie, elles n'auraient jamais l'esprit en repos, étant si persuadées de ce qu'elles rapportent, qu'elles jureraient qu'elles l'ont vu et entendu. Mais on doit leur faire discontinuer l'oraison et employer toutes sortes d'industries pour leur persuader de ne pas tenir compte de ce qui se passe en elles. Car le démon, alors même qu'il ne nuirait point à ces âmes malades, a coutume de se servir d'elles pour nuire à d'autres. Il y a toujours sujet de craindre en semblables choses, jusqu'à ce que l'on soit assuré qu'elles procèdent de l'esprit de Dieu; c'est pourquoi je dis que dans les commencements le meilleur est toujours de les combattre. Si c'est Dieu qui agit, cette humilité de l'âme à se défendre de ses faveurs ne fera que la mieux disposer à les recevoir, et plus elle les mettra à l'épreuve, plus elles augmenteront. Mais il faut se garder de trop contraindre et d'inquiéter ces personnes, parce qu'il n'est pas en leur pouvoir de faire davantage.

Pour revenir aux paroles, je dis que, de quelque manière que l'âme les entende, elles peuvent venir ou de Dieu, ou du démon, ou de l'imagination. Avec l'aide du Seigneur, j'indiquerai, je l'espère, les marques auxquelles on les distingue et auxquelles on reconnaît celles qui sont dangereuses. Ceci ne sera pas sans utilité, attendu que parmi les personnes d'oraison il se trouve plusieurs âmes qui entendent ces paroles. Je souhaite, mes soeurs, que vous sachiez que s'il n'y a pas de mal à ne pas croire de semblables chose, il n'y en a pas non plus à y ajouter foi.

Lorsque ces paroles ne tendent qu'à vous consoler ou à vous avertir de vos défauts, quel qu'en soit l'auteur, ne fussent-elles même qu'une illusion, elles ne sauraient vous nuire. Mais quand même elles viendraient de Dieu, ne pensez pas que vous en êtes meilleures; souvenez-vous que Notre Seigneur a parlé bien des fois aux Pharisiens, et que tout consiste à faire son profit de ses paroles. Si vous en entendiez quelques-unes tant soit peu contraires à l'Écriture sainte, considérez-les comme si elles sortaient de la bouche même du démon; et quand elles ne viendraient que de la faiblesse de votre imagination, vous devez les regarder comme une tentation contre la foi. Ainsi donc, résistez-leur toujours afin de les mettre en fuite, ce qui vous est d'autant plus facile que ces tentations ont peu de force.

Soit que ces paroles viennent ou de votre intérieur, ou de la partie supérieure de l'âme, ou de l'extérieur, elles peuvent toutes procéder de Dieu; et les marques auxquelles on peut connaître qu'elles sont de lui, sont celles-ci: La première et la plus certaine est que ces paroles sont toujours accompagnées des effets, parce qu'elles portent avec elles une autorité et un pouvoir auxquels rien ne résiste. Je veux m'expliquer davantage. Une âme se trouve dans la peine, dans le trouble, dans la sécheresse, et dans cet obscurcissement d'esprit dont j'ai parlé plus haut; et ce peu de paroles: Ne t'afflige point; la mettent dans le calme , la remplissent de lumière, et dissipent toutes ces peines dont elle n'aurait pas cru, l'instant d'auparavant , que tous les plus savants hommes du monde réunis fussent capables de la délivrer. Une autre personne est dans l'affliction et agitée de mille craintes, parce que son confesseur ou quelque autre lui a dit que ce qui se passe en elle vient du démon; elle entend seulement ces mots: C'est moi, ne crains point, et soudain toutes ses appréhensions s'évanouissent, et elle demeure si consolée, que rien ne serait capable de lui faire croire le contraire. Une autre est dans l'inquiétude du succès de quelque affaire très importante; elle entend ces paroles Sois en repos, elle réussira, et elle y ajoute une telle foi qu'elle n'en saurait douter, et voit ainsi cesser sa peine. Il en arrive de même en plusieurs autres occasions.

La seconde marque à laquelle on peut connaître que ces paroles sont de Dieu, c'est qu'elles laissent l'âme dans une grande tranquillité, dans un paisible et pieux recueillement, et toujours prête à louer Dieu. Ô mon Seigneur et mon Maître, si une seule de vos paroles que vous ne transmettez, à ce que j'ai ouï dire, que par le ministère de quelque ange, aux âmes admises dans cette sixième demeure , a tant de pouvoir et de force; quand c'est vous-même qui parlez, de quel bonheur ne comblerez-vous pas celles qui déjà sont unies à vous, comme vous à elles, par l'adorable lien de votre divin amour!

Enfin, la troisième marque à laquelle on reconnaît les paroles de Dieu, c'est qu'elles demeurent très longtemps gravées dans la mémoire, et que même quelques-unes ne s'en effacent jamais. Il n'en est pas ainsi de celles que nous entendons ici-bas, même de la bouche des hommes les plus vertueux et les plus savants; laissant dans la mémoire une trace bien moins profonde, elles s'en effacent. De plus, si ces paroles qui viennent de Dieu regardent l'avenir, l'âme y ajoute une foi absolue, ce qu'elle ne fait point pour des paroles humaines; et bien qu'il se passe plusieurs années sans qu'elle en voie l'effet, elle se tient assurée que Dieu trouvera des moyens d'en amener l'accomplissement, ainsi qu'enfin il arrive. Cela n'empêche pas néanmoins que l'âme n'ait de la peine de voir les obstacles et les impossibilités apparentes qui s'y rencontrent; et bien qu'elle soit assurée que ces paroles venaient de Dieu, néanmoins, quand il s'écoule un long intervalle avant qu'elle en voie l'accomplissement , elle hésite un peu, et doute si elles ne procédaient point du démon ou de son imagination. Mais dans le temps qu'elle entend ces paroles, quelques efforts que fasse le démon pour lui donner de la peine ou la décourager, et quoi que son imagination lui représente, elle demeure ferme dans la créance que Dieu en est l'auteur, principalement quand elles regardent son service et le bien des âmes, et qu'il paraît difficile que les choses réussissent. Ainsi, tout ce que l'ennemi du salut peut faire, c'est d'affaiblir un peu la foi: ce qui n'est qu'un trop grand mal, puisque nous sommes obligés de croire que le pouvoir de Dieu s'étend infiniment au delà de tout ce que notre esprit est capable de concevoir.

Mais malgré tous ces combats , quoique ces paroles soient traitées de rêveries par les confesseurs à qui on les communique, et quels que soient les mauvais succès qui fassent juger qu'elles n'auront point leur effet, il reste toujours une étincelle d'espérance si vive, que rien n'est capable de l'éteindre, et enfin on voit l'accomplissement de ces paroles. L'âme en éprouve une telle joie et une telle allégresse, qu'elle ne voudrait plus faire autre chose que d'en rendre à Dieu de vives actions de grâces; et elle s'y sent beaucoup plus portée par le plaisir de voir l'exécution de ses promesses, que par l'avantage qu'elle en reçoit.

Je ne sais d'où vient que l'âme désire avec tant d'ardeur que ces paroles de Dieu se trouvent véritables; elle éprouverait, je crois, moins de douleur d'être surprise en quelque mensonge que si elles ne s'accomplissaient pas; comme si, par rapport à ces paroles, elle pouvait autre chose que de rapporter ce qui lui a été dit. Je connais une personne qui, à ce sujet, se rappelait très souvent le prophète Jonas lorsqu'il appréhendait que Ninive ne fût point détruite. Mais comme c'est l'esprit de Dieu qui a parlé à l'âme, il est bien juste que son respect et son amour pour lui, lui fassent désirer qu'on ne puisse douter de l'effet de ses paroles, attendu qu'il est la vérité suprême. Aussi, quelle n'est pas sa joie quand, après mille difficultés, elle les voit enfin accomplies! Lui fallût-il endurer pour cela les plus grandes peines et les plus grands travaux , elle aimerait mieux les souffrir que de voir sans effet ce qu'elle tient avec certitude pour la parole de Dieu. Mais peut-être toutes les personnes ne tomberont pas dans cette faiblesse, si toutefois c'en est une, car pour moi je n'ose la condamner.

Lorsque les paroles viennent de l'imagination, elles n'ont aucun des caractères que nous venons de remarquer dans les paroles de Dieu, ni cette certitude, ni cette paix, ni cette joie intérieure. Voici ce que j'ai vu arriver à quelques personnes faibles de tempérament ou d'imagination. Étant dans l'oraison de quiétude et dans le sommeil spirituel, elles se trouvaient dans un si grand recueillement, et tellement hors d'elles-mêmes , qu'elles ne sentaient rien à l'extérieur; tous leurs sens étaient tellement. endormis (et peut-être sommeillaient-elles en effet), qu'il leur semblait, comme dans un songe, qu'on leur parlait; elles se persuadaient voir ainsi des choses qu'elles croyaient procéder de l'esprit de Dieu. Mais tout cela, n'étant que songé ou qu'imaginé, ne produit pas plus d'effet qu'un songe. Il arrive aussi quelquefois que ces âmes, demandant avec amour une chose à Notre Seigneur, se persuadent qu'il leur dit qu'il la leur accordera; mais je ne saurais croire que ceux qui ont véritablement entendu plusieurs fois ces paroles de Dieu, puissent s'y tromper.

Il y a sans doute grand sujet de craindre que ces paroles qu'on entend, ne viennent du démon ou de notre imagination; mais si elles sont accompagnées des marques dont j'ai parlé, on peut s'assurer qu'elles procèdent de Dieu. Cependant, s'il s'agit pour vous d'une chose importante, ou bien de quelque affaire du prochain, non seulement ne faites rien, mais ne vous arrêtez pas même à la pensée de rien entreprendre, sans l'avis d'un confesseur savant, prudent et vertueux; et cela quoique vous entendiez plusieurs fois les mêmes paroles, et qu'il soit clair pour vous qu'elles viennent de Dieu. Telle est, mes filles, la volonté de Notre Seigneur; et loin de manquer à ce qu'il nous commande, nous sommes sûres de l'accomplir, puisqu'il nous a dit de regarder notre confesseur comme tenant sa place. Une si sage manière d'agir nous encouragera, et nous aidera à surmonter les difficultés qui se rencontreraient dans l'exécution de ce que ces paroles nous ordonnent; et Notre Seigneur inspirera au confesseur la même assurance, et la ferme conviction que ces paroles viennent de son esprit. S'il ne le fait point, nous ne sommes obligées à rien de plus. Quant à moi, je trouve un tel péril à s'écarter de cette règle pour suivre son propre sentiment, que je vous avertis, mes soeurs, et vous conjure, au nom de Notre Seigneur, de ne jamais commettre une telle faute.

Dieu parle encore à l'âme d'une autre manière très sûre, selon moi, dans une vision intellectuelle dont je traiterai dans la suite. C'est au plus intime de l'âme que Dieu parle; et l'âme entend ses paroles d'une manière si distincte et dans un si profond secret, que le mode même d'entendre et les effets produits par la vision rassurent pleinement, et donnent la certitude que le démon ne saurait y avoir aucune part. L'admirable impression que ces paroles produisent sur l'âme, l'affermit dans la croyance qu'elles viennent de Dieu; au moins est-elle bien sûre qu'elles ne procèdent pas de l'imagination; et si l'on veut y réfléchir, on aura toujours celte assurance, pour les raisons que je vais dire.

La première raison est qu'il y a une grande différence entre les paroles formées par notre imagination, et ces paroles divines. Car bien qu'elles n'aient qu'un même sens , celles-ci l'expriment d'une manière si claire, et s'impriment tellement dans notre mémoire, que nous ne saurions en oublier la moindre syllabe; au lieu que celles qui viennent de notre imagination sont loin de cette clarté, et ressemblent en quelque sorte à des paroles entendues au milieu d'un songe.

Seconde raison: ces paroles s'entendent souvent lorsque nous ne pensons point du tout au sujet auquel elles ont rapport, et quelquefois même quand nous sommes en conversation; en outre, elles répondent à des pensées qui ne font que passer dans notre esprit. ou à des pensées que nous n'avons plus, ou à des choses auxquelles nous n'avions jamais pensé. Or, comment l'imagination pourrait-elle inventer des paroles qui ont rapport. à ce que l'âme n'a jamais ni désiré, ni aimé, ni même connu?

Troisième raison: l'âme ne fait qu'écouter ces paroles qui viennent de Dieu, au lieu que c'est elle qui forme celles qui viennent de l'imagination.

Quatrième raison: une seule de ces paroles divines comprend en peu de mots ce que notre esprit ne saurait exprimer qu'en plusieurs.

Cinquième raison enfin: souvent, par une manière que je ne saurais expliquer, ces paroles divines comprennent plusieurs sens outre celui qu'elles expriment par le son. Je parlerai ailleurs de ce mode d'entendre, qui est si délicat et si admirable, qu'on ne saurait assez en bénir le Seigneur.

Comme quelques personnes, et une en particulier bien connue de moi, ont été en de grands doutes sur ce mode d'entendre, et sur la différence qui se trouve entre les paroles de Dieu et celles qui viennent de l'imagination, je suis persuadée que plusieurs autres sont dans la même peine. Cette personne, à laquelle Dieu daignait très souvent parler, avait considéré fort attentivement ce qui se passait alors en elle; et sa plus grande crainte, dans les commencements, était que ces paroles ne fussent un jeu de son imagination. Quant à celles qui viennent du démon, on les reconnaît plus vite. Se transformant en ange de lumière, il peut bien, à force de subtilité, faire entendre ses paroles d'une manière aussi distincte que l'esprit de vérité; mais ce qui n'est pas en son pouvoir, c'est de contrefaire les effets des paroles divines , ni de laisser dans l'âme la paix et la lumière dont elles la remplissent. Cet esprit de ténèbres la remplit au contraire d'inquiétude et de trouble. Mais il ne peut faire aucun mal à l'âme , pourvu qu'elle soit humble, et que, fidèle à l'avis donné plus haut , elle ne fasse rien par elle-même, quelques paroles qu'elle entende.

L'âme reçoit-elle des faveurs et des caresses, elle doit examiner attentivement si elle en conçoit quelque sentiment de propre estime; et si elle ne se confond pas d'autant plus que les paroles qu'elle entend sont plus tendres, elle doit être assurée qu'elles ne viennent point de l'esprit de Dieu. Car il est certain que quand Dieu parle, plus les faveurs dont il comble l'âme sont grandes, moins l'âme fait cas d'elle-même; elle demeure pénétrée d'un plus vif sentiment de ses péchés, et oublie ce qu'elle peut avoir fait de bien; son unique pensée et son unique désir, c'est la gloire de Dieu, sans songer à sole intérêt propre; elle appréhende plus que jamais de s'écarter en quoi que ce soit de sa volonté; enfin, elle est intimement convaincue qu'au lieu de mériter tant de grâces, elle ne mérite que l'enfer.

Lorsque l'oraison et les faveurs qu'on y reçoit produisent de tels effets, l'âme n'a rien à appréhender. Qu'elle se confie en la miséricorde de Dieu, qui, étant fidèle en ses promesses, ne permettra pas qu'elle soit trompée par le démon. Il est bon néanmoins qu'elle marche toujours avec quelque crainte.

Mais, diront peut-être ceux que Notre Seigneur ne conduit pas par ce chemin, ces âmes ne pourraient-elles pas, pour éviter tout péril, ne pas écouter ces paroles; et si elles sont intérieures, en détourner leur pensée de telle sorte qu'elles ne les entendraient pas? Non, cela ne leur est point possible. Nous pouvons en quelque manière, j'en conviens, ne pas entendre les paroles de l'imagination, en les laissant tomber et n'en tenant aucun compte; mais il n'en est pas de même des paroles divines. Lorsque c'est Dieu qui nous parle, soudain il fait taire en nous toutes les autres pensées pour nous rendre attentifs à ce qu'il nous dit et il est moins en notre pouvoir de ne pas l'entendre, qu'il n'est au pouvoir d'une personne dune ouïe très subtile de ne pas entendre ce qu'on lui dirait à haute voix. Car cette personne peut ne pas prêter son attention, et occuper son esprit d'autre chose. Main quand Dieu parle, il est de toute impossibilité à l'âme de boucher ses oreilles, et de penser à autre chose qu'à ce qu'elle entend. Celui qui, à la prière de Josué, put arrêter le soleil, arrête aussi, quand il lui plaît, les puissances de l'âme et tout l'intérieur. L'âme voit que c'est un autre Maître tout autrement puissant qu'elle, qui gouverne alors ce château; ce qui imprime en elle un grand respect et une humilité profonde. Ainsi donc, quand Dieu parle à l'âme, il ne lui est possible en aucune façon de ne pas l'entendre. Je prie Notre Seigneur de nous faire la grâce de nous oublier nous-même pour ne penser qu'à lui plaire: puissé-je avoir expliqué ce qui regarde ces divines paroles, et donné quelques avis utiles aux âmes que le divin Maître honorera d'une aussi grande faveur.


Le Château intérieur, VI Demeures