Le Château intérieur, VI Demeures - CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

De la peine que les âmes à qui Dieu accorde lesdites grâces ressentent le leurs péchés. De la grande erreur que ce serait de ne pas chercher à évoquer l'humanité de Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, sa Sainte Passion, sa vie, sa glorieuse Mère et ses saints, si grande que soit notre spiritualité. Chapitre fort profitable.

Celles de vous, mes soeurs, que Notre Seigneur n'a pas favorisées des grandes grâces dont je viens de parler, pourront s'imaginer que les âmes auxquelles le divin Époux se communique d'une manière si intime, sont tellement sûres de le posséder désormais, qu'elles n'ont plus sujet de rien craindre, ni de pleurer leurs péchés. Ce serait une grande erreur, puisqu'au contraire, plus elles se voient enrichies des dons de Dieu; plus elles sont vivement touchées de la douleur de leurs fautes; et je suis persuadée que l'on n'est délivré de cette peine que lorsque l'on est arrivé dans ce bienheureux séjour où rien n'est capable d'en donner. A la vérité cette douleur est plus vive en certains temps qu'en d'autres; j'ajoute qu'elle se fait sentir dune manière qui n'est pas ordinaire. En effet, l'âme, au lieu de penser au châtiment dû à ses péchés, se représente la grandeur de son in gratitude envers un Dieu à qui elle est si redevable et qui mérite tant d'être servi; et elle ressent un regret d'autant plus tendre, que les grâces insignes qu'elle reçoit de lui la rendent plus capable de connaître son adorable grandeur. Elle déplore son aveuglement d'avoir manqué de respect à ce Dieu de majesté; elle ne peut comprendre comment elle a eu la hardiesse de l'offenser; et elle ne saurait se consoler de lui avoir préféré des choses si méprisables. Ainsi, la vue de ses péchés lui est beaucoup plus présente que la vue des faveurs dont je viens de parler, et de celles dont il me reste à parler encore. Ces faveurs, si je puis m'exprimer de la sorte, ne lui sont apportées par le grand fleuve de la grâce qu'à des temps marqués; tandis que ses péchés, pareils à une fange toujours présente à ses regards, se ravivent sans cesse dans son souvenir, ce qui ne lui est pas une petite croix.

Je connais une personne qui soupirait après la mort, non seulement afin de voir Dieu, mais pour être délivrée de la peine presque continuelle qu'elle éprouvait au souvenir de son peu de reconnaissance envers Celui qui l'avait toujours comblée et devait la combler encore de bienfaits. Elle se considérait comme la plus grande pécheresse du monde, parce qu'à ses yeux il n'y avait aucune créature envers laquelle Dieu se fût montré à la fois si patient et si prodigue de faveurs.

Quant à la crainte de l'enfer, les personnes qui sont en cet état n'en ont point. Quelquefois, rarement cependant, l'appréhension de perdre Dieu leur cause une peine très vive. Toute leur crainte est que Dieu ne retire sa main, qu'elles ne l'offensent , et ne retombent ainsi dans le misérable état où elles ont été pendant un temps. Pour ce qui regarde leur propre peine ou leur propre gloire dans l'autre vie, elles n'y pensent point; et si elles désirent de sortir promptement du purgatoire, c'est beaucoup moins pour être délivrées des peines qu'on y endure, que pour n'être pas privées de la présence de leur Dieu.

Quelque favorisée qu'une âme soit de Dieu, je crois qu'elle ne pourrait sans péril oublier l'état misérable où elle s'est vue; ce souvenir, qui donne sans doute de la peine, est profitable sous bien des rapports. Cela me paraît peut-être ainsi parce qu'ayant été très infidèle, je ne puis écarter de ma vue le triste tableau de mes péchés. Celles qui ont mené une vie irréprochable n'éprouveront point cette peine, bien qu'à dire vrai il échappe toujours des fautes tant que nous vivons dans ce corps mortel.

Cette peine causée par le souvenir des péchés n'est point adoucie par la pensée que Notre Seigneur les a déjà pardonnés et mis en oubli. Elle s'accroît au contraire à la vue de cette ineffable bonté qui répand ses faveurs sur ceux qui ne méritent que l'enfer. Je pense que ce fut là un grand martyre pour saint Pierre et pour sainte Madeleine. Embrasés l'un et l'autre d'un si ardent amour, comblés de tant de faveurs, connaissant si bien la grandeur et la majesté de Dieu, quelle ne devait point être et leur douleur de l'avoir offensé, et la tendresse de leur repentir!

Il vous semblera peut-être, mes filles, que lorsqu'une âme est favorisée de ces grâces si sublimes, elle ne s'occupe plus à méditer les mystères de la très sainte humanité de Notre Seigneur Jésus Christ, parce que dans cet état elle s'exerce tout entière à l'aimer. J'ai traité amplement ce sujet en un autre endroit. Quoique l'on ne soit pas demeuré d'accord sur ce que j'en ai dit, mais qu'on ait voulu me faire croire qu'après qu'une âme est déjà avancée, il lui est plus avantageux de ne s'occuper que de ce qui regarde la divinité sans plus penser à rien de corporel, on ne me fera jamais avouer que ce chemin soit bon. Il peut se faire que je me trompe, et qu'au fond nous disions tous la même chose. Mais j'ai éprouvé que le démon voulait me tromper par cette voie; ainsi donc, instruite par ma propre expérience, je répéterai ici, mes filles, ce que je vous ai souvent dit sur ce sujet, afin que vous vous teniez extrêmement sur vos gardes. J'ose même ajouter que qui que ce soit qui vous dise le contraire, vous ne devez point le croire. Je tâcherai de me faire mieux entendre ici que je n'ai fait ailleurs. Au reste, celui qui promit d'écrire sur cette matière aurait eu raison peut-être, s'il eût expliqué ses pensées avec plus d'étendue; mais ne dire que quelques mots sur un sujet si relevé à des personnes aussi peu instruites que nous, c'est s'exposer à nous faire beaucoup de mal.

D'autres personnes s'imagineront qu'il ne faut point. penser à la passion de Notre Seigneur, et encore moins à la très sainte Vierge et à la vie des saints, dont le souvenir néanmoins nous est si utile, et nous anime tant à servir Dieu. Je ne comprends pas, je l'avoue, à quoi pensent ces personnes. Car détourner ainsi la vue de tout ce qui est corporel, c'est le partage des anges toujours embrasés d'amour, mais non celui de créatures qui vivent dans un corps mortel. Pour nous, nous avons besoin de penser aux saints, et de nous représenter les actions héroïques qu'ils ont faites pour Dieu tandis qu'ils étaient encore, comme nous sur la terre; nous devons, autant qu'il dépendra de nous, vivre dans un intime commerce avec eux, et rechercher leur compagnie. Mais s'il en est ainsi des saints, combien plus nous est-il important de ne pas nous éloigner, de nous-même, de la très sainte humanité de Jésus Christ qui est la source de tous les biens et le remède de tous nos maux! En vérité, je ne saurais croire que ces personnes s'entendent elles-mêmes. Ainsi, elles peuvent beaucoup se nuire, et nuire encore à d'autres au moins puis-je hardiment assurer qu'elles n'entreront jamais dans ces dernières demeures, parce que n'ayant plus pour guide Jésus Christ, qui seul peut les y conduire, elles n'en sauraient trouver le chemin; ce sera beaucoup si elles vivent en sûreté dans les autres demeures. Cet adorable Sauveur n'a-t-il pas dit de sa bouche qu'il est le chemin et la lumière; que nul ne peut aller à son Père que par lui; et que celui qui le voit, voit aussi son Père? Si l'on dit que ces paroles ne doivent pas s'entendre de la sorte, je réponds que pour moi je n'y ai jamais compris d'autre sens, que celui-là me paraît le véritable, et que je me suis très bien trouvée de l'avoir suivi.

Il est des âmes qui, après que Notre Seigneur les a élevées à la contemplation parfaite, voudraient toujours y demeurer; mais cela ne se peut. Il est cependant vrai de dire que par suite de cette faveur elles ne peuvent plus méditer, comme elles le faisaient auparavant, sur les mystères dé la vie et de la passion de Jésus Christ. Je n'en sais point la cause; je sais seulement que d'ordinaire l'entendement, après avoir été élevé à la contemplation parfaite, est moins capable de la méditation proprement dite. Voici peut-être d'où cela peut venir. Le but qu'on se propose dans la méditation étant de chercher Dieu, lorsque l'âme l'a une fois trouvé, et qu'elle s'est accoutumée à ne le chercher que par l'opération de la volonté, elle ne veut plus se fatiguer en faisant agir l'entendement; et peut-être aussi que la volonté étant déjà enflammée, cette généreuse puissance voudrait, si c'était possible, se passer du concours de l'entendement. On ne peut dire que l'âme fasse mal en cela, mais il lui sera impossible d'en venir à bout, particulièrement avant qu'elle soit arrivée à ces dernières demeures. Elle perdra même du temps en ces inutiles efforts, parce que souvent elle a besoin des considérations de l'entendement pour enflammer la volonté.

Comme ce point de la vie spirituelle est important, je veux, mes soeurs, l'expliquer davantage. L'âme voudrait ne s'occuper toujours qu'à aimer, sans penser à autre chose; mais quelque désir qu'elle en ait, cela n'est point en sa puissance. En voici la raison: quoique la volonté ne soit pas morte, le feu dont elle a coutume de brûler est amorti; ainsi il est nécessaire que quelqu'un le souffle pour qu'il jette de nouveau des flammes. Or, lorsque l'âme est dans cet état de sécheresse, doit-elle attendre que le feu descende du ciel pour consumer le sacrifice qu'elle fait d'elle-même à Dieu, comme il consuma celui de notre père Élie? Non certes: il ne faut pas attendre des miracles. Notre Seigneur, comme je l'ai déjà dit et le dirai dans la. suite, en fera quand il lui plaira en faveur de cette âme. Mais il veut que nous nous croyions indignes d'une telle grâce, sans manquer néanmoins de faire tout ce qui peut dépendre de nous; et quant à moi je suis persuadée que quelque sublime que soit notre oraison, nous devons demeurer jusqu'à la mort dans cette humilité et ce mépris de nous-même. A la vérité, ceux qui ont le bonheur d'entrer dans la septième demeure, n'ont besoin que très rarement de faire ces réflexions, pour la raison que j'en dirai en son lieu, si je m'en souviens. Ils marchent presque toujours en la compagnie de Jésus Christ d'une manière admirable dans laquelle la divinité et l'humanité apparaissent ensemble. Ainsi, je le répète, quand le feu dont la volonté brûle d'ordinaire ri est pas allumé, et qu'on ne sent pas Dieu présent, on doit faire tout ce qui dépend de soi pour le chercher, à l'exemple de l'Épouse dans les Cantiques, et, comme saint Augustin dans ses Confessions, demander aux créatures Celui qui les a faites. Voilà ce que Notre Seigneur veut de nous , et non pas que nous demeurions comme des stupides, et que nous perdions le temps à attendre cette contemplation parfaite à laquelle il a daigné nous élever une fois; car dans les commencements il pourra se faire qu'il s'écoule une année et même plusieurs, sans qu'il nous accorde de nouveau cette faveur. Le divin Maître en sait la raison, et il ne nous convient pas de chercher à la connaître. Nous savons que le moyen sûr de plaire à Dieu est d'observer ses commandements et ses conseils, cela doit nous suffire. Marchons fidèlement dans cette voie, et méditons avec tout le soin dont nous serons capables sur la vie, la mort et les immenses bienfaits de notre adorable Sauveur; le reste viendra quand il lui plaira. Que si ces personnes répondent que ces méditations ne peuvent arrêter leur esprit, ce que j'ai dit fait voir que peut-être elles ont raison sous un certain rapport.

Vous savez déjà que discourir avec l'entendement n'est pas la même chose que de voir simplement les vérités présentées à l'entendement par la mémoire. Vous me dites peut-être que vous ne comprenez pas ce langage; il peut se faire que je n'aie pas assez de lumière pour vous le rendre intelligible; je tâcherai néanmoins de m'expliquer de mon mieux. J'appelle méditation le discours que fait l'entendement de cette manière: nous commençons par penser à la grâce que Dieu nous a faite en nous donnant son Fils unique, et, sans nous arrêter là, nous passons aux mystères de toute sa glorieuse vie; ou bien nous commençons par la prière du jardin, et, l'entendement, sans s'arrêter à ce mystère, suit pas à pas le divin Maître et considère ses douleurs jusqu'à ce qu'il, le contemple attaché à la croix, ou bien encore, nous prenons un point particulier de la passion , par exemple, la prise de Notre Seigneur par ses ennemis, et, pour approfondir ce mystère, nous considérons en détail tout ce qui peut frapper l'esprit et toucher le coeur, comme la trahison de Judas, la fuite des apôtres, et ainsi des autres circonstances. Et cette sorte d'oraison est admirable et d'un très grand mérite. Toutefois, ce n'est pas sans fondement, je l'avoue, que les âmes à qui Dieu a fait des faveurs surnaturelles et qu'il a élevées à la contemplation parfaite , disent qu'elles ne peuvent s'exercer dans une semblable oraison. Quelle est la cause de cette impuissance? Je déclare encore une fois que je l'ignore; le fait est que d'ordinaire ces âmes ne peuvent méditer en discourant de la sorte. Ce en quoi ces âmes n'auraient point raison, ce serait de dire qu'elles ne peuvent s'arrêter aux mystères de la vie et de la passion de Notre Seigneur, ni en occuper souvent leur pensée, surtout aux époques où l'Église catholique les célèbre; car il n'est pas possible qu'elles perdent alors le souvenir de ces gages si précieux d'amour que Jésus-Christ leur a donnés dans ces mystères, gages qui, comme autant de vives étincelles, augmentent encore le feu de l'amour dont elles brûlent pour lui. A la vérité, elles entendent ces mystères d'une manière plus parfaite ; ils sont tellement gravés dans leur mémoire et présents à leur esprit, qu'une simple vue de cette épouvantable sueur de sang de Notre Seigneur au jardin des Olives suffit pour les occuper non seulement durant une heure, mais durant plusieurs jours. Car l'âme voit alors d'un seul regard combien grand et adorable est ce divin Sauveur, et quelle est notre ingratitude de reconnaître si mal tant de douleurs; aussitôt la volonté, quoique sans tendresse sensible , commence à désirer de souffrir quelque chose pour Celui qui a tant souffert pour nous, et elle forme d'autres pieux désirs dont elle occupe la mémoire et l'entendement. Voilà, à mon avis, la cause pour laquelle ces âmes ne peuvent s'occuper à discourir sur la passion. Cette impuissance de discourir leur fait croire qu'elles ne peuvent pas même penser aux souffrances du Sauveur, ce en quoi elles se trompent. Ainsi donc, si elles n'y pensent pas souvent, qu'elles s'efforcent de le faire; je sais que la plus sublime oraison ne les en empêchera point, et je crois qu'elles feraient une grande faute de ne pas s'occuper souvent à ce saint exercice. Si, pendant qu'elles pensent à un mystère de la vie ou de la passion de Notre Seigneur, le divin Maître, malgré elles, les fait entrer en extase, à la bonne heure, qu'elles cèdent; cette manière de procéder, loin de leur nuire, les dispose, au contraire, pour toute sorte de bien. Ce qui leur nuirait en pareil cas, ce seraient les efforts qu'elles feraient pour continuer de discourir avec l'entendement; je tiens même pour certain qu'une fois arrivées à un état si élevé, elles ne le pourraient, quand elles le voudraient. Mais il peut se faire que je me trompe, car Dieu conduit les âmes par diverses voies. Je me contenterai donc de dire qu'on ne doit point condamner les âmes qui ne peuvent discourir dans l'oraison, ni les juger incapables de jouir des grands biens renfermés dans les mystères de la vie et de la passion de Notre Seigneur Jésus Christ; et nul, tant spirituel qu'il soit, ne me persuadera jamais le contraire.

Il est certaines âmes qui , parvenues à l'oraison de quiétude et commençant à en goûter les délices, s'imaginent qu'il est très avantageux d'en jouir toujours; mais je les prie, ainsi que je l'ai dit ailleurs, de ne pas se mettre cela dans l'esprit. Cette vie est longue, et pour supporter avec perfection tant de peines qui s'y rencontrent, nous avons besoin de considérer de quelle manière Jésus Christ, notre divin modèle, a enduré celles dont il s'est vu accablé, et comment les apôtres et les saints ont agi pour l'imiter. Gardons-nous de nous éloigner d'une aussi parfaite compagnie que celle de notre bon Jésus et de sa très sainte Mère. Cet adorable Sauveur prend plaisir à nous voir renoncer quelquefois à nos consolations et à nos contentements pour compatir à ses peines et à ses souffrances: à plus forte raison devons-nous donc le faire, puisque ces consolations ne sont pas si ordinaires dans l'oraison qu'il n'y ait du temps pour tout. Que si une personne me disait qu'elle les a toujours, et qu'ainsi il rie lui reste jamais de loisir pour considérer ces mystères de notre salut, son état me serait suspect; et vous devez aussi, mes soeurs, le regarder comme tel. C'est pourquoi, si quelqu'une d'entre vous en était là, qu'elle se détrompe de cette erreur et travaille de toutes ses forces à s'arracher à cette fausse ivresse. Si elle ne peut en venir à bout, qu'elle le dise à la prieure; et la prieure devra alors l'employer à quelque office dont les occupations la tirent de ce péril dans lequel elle ne pourrait demeurer longtemps sans en recevoir un très grand dommage.

Je crois avoir assez fait connaître combien il importe, quelque spirituel que l'on soit, de ne pas s'éloigner tellement de tous les objets corporels, qu'on s'imagine n'en devoir pas même excepter la très sainte humanité de Notre Seigneur. On nous allègue ici ces paroles du divin Maître à ses disciples: Il vous est avantageux que je m'en aille; j'avoue que je ne saurais le souffrir. J'oserais assurer qu'il ne dit point cela à sa très sainte Mère; elle était trop ferme dans sa foi; elle voyait qu'il était Dieu et homme tout ensemble, et quoiqu'elle l'aimât plus qu'eux tous, la manière dont elle l'aimait était si parfaite; que sa divine présence ne pouvait que lui être avantageuse. Mais les apôtres n'étaient pas alors aussi affermis dans la foi qu'ils le furent depuis, et que nous sommes maintenant obligés de l'être: Veuillez m'en croire, mes filles, il est dangereux de mettre ainsi la très sainte humanité de Notre Seigneur au rang des obstacles; par ce moyen le démon pourrait en venir jusqu'à nous faire perdre la dévotion envers le très saint sacrement. L'erreur où j'étais ne me conduisit point, il est vrai, jusque-là; seulement je ne prenais plus tant de plaisir à penser à Notre Seigneur, et je tâchais de m'entretenir dans ce transport intérieur, en attendant que je fusse favorisée de ces grâces qui m'étaient si agréables. Mais je connus clairement que je n'étais pas dans une bonne voie; car comme je ne pouvais toujours jouir de ces délices, mon esprit allait errant çà et là, et mon âme ressemblait à un oiseau qui voltige de tous côtés sans savoir où s'arrêter. Ainsi je perdais beaucoup de temps, je n'avançais point dans les vertus, et je ne profitais point de l'oraison. Je n'en pénétrais point la cause, et probablement je ne l'aurais jamais sue, tant je croyais ne pas mal faire, si une personne de très grande piété avec qui je traitai de mon oraison, ne me l'avait fait clairement connaître. Je vis depuis combien grande était mon erreur; et je ne saurais penser sans en être très sensiblement touchée, qu'il y ait eu dans ma vie un temps où j'ignorais qu'il n'y avait qu'à perdre et rien à gagner par cette voie. Mais quand bien même on pourrait en tirer quelque avantage, je n'en désirerais jamais aucun, s'il ne devait me venir par cet adorable Sauveur qui est la source de tous les biens. Qu'il soit béni à jamais! Ainsi soit-il.

CHAPITRE VIII

Comment Dieu se communique à l'âme par la vision intellectuelle, et donne quelques avis. Des effets de cette vision quand elle est vraie, et du secret qu'il faut garder sur ces faveurs.

Afin de vous faire encore mieux comprendre, mes soeurs, combien ce que je viens de dire est véritable, et que plus une âme est avancée dans les voies spirituelles, plus elle vit dans la compagnie de Jésus Christ notre bon Maître, il sera utile de vous montrer comment, quand il plaît à cet adorable Sauveur, il n'est pas en notre pouvoir de n'être point toujours avec lui. L'âme voit clairement alors qu'elle est en sa présence, par la manière dont il se communique à elle, et par les témoignages qu'il lui donne de son amour dans des apparitions et des visions admirables. Je vais donc vous les rapporter, afin que s'il vous fait de si grandes grâces, vous n'en soyez point étonnées, et que s'il me fait celle de me bien expliquer, nous l'en remerciions toutes ensemble. Mais quand ce serait à d'autres qu'à nous qu'il accorderait ces faveurs extraordinaires, nous ne devrions pas laisser de le louer de ce qu'il daigne ainsi se communiquer à ses créatures; lui dont la majesté est si haute, et le pouvoir si grand.

Voici donc ce qui arrive: alors qu'on ne pense nullement à une pareille faveur, que même jamais il n'est venu en pensée qu'on ait pu la mériter, on sent tout à coup près de soi Jésus Christ Notre Seigneur, bien qu'on ne le voie ni des yeux du corps ni de ceux de l'âme. Cette sorte de vision s'appelle intellectuelle; je ne sais pas pourquoi. Je connais une personne à qui Notre Seigneur accorda cette faveur avec quelques autres dont je parlerai dans la suite. Dans les commencements elle était fort en peine, parce que, ne voyant rien, elle ne pouvait comprendre ce que c'était. Cependant elle était si assurée que c'était Notre Seigneur Jésus Christ qui se montrait ainsi à elle, qu'elle n'en pouvait douter; les admirables effets de cette faveur la confirmaient encore dans sa pensée; toutefois elle ne laissait pas de craindre, ne sachant si cette vision venait de Dieu ou d'ailleurs. Il faut dire que jamais elle n'avait entendu parler de visions intellectuelles, ni pensé qu'il y en eût. Elle comprit alors clairement que c'était Notre Seigneur qui lui parlait souvent, de la manière que j'ai dite, tandis qu'antérieurement à cette faveur, quoiqu'elle entendît distinctement les paroles, elle ne savait pas qui était celui qui lui parlait.

Je sais que cette personne s'alarmait encore de la durée de cette faveur; car les visions intellectuelles, au lieu de passer promptement comme les imaginaires, durent plusieurs jours, et quelquefois plus d'un an. Elle s'en alla donc un jour fort affligée trouver son confesseur pour lui faire part de ce qui se passait en elle. Son confesseur lui demanda comment elle pouvait être assurée que c'était Notre Seigneur qui se montrait à elle et lui parlait, puisqu'elle ne voyait rien; il lui demanda ensuite quel était le visage du divin Maître. Elle répondit qu'elle ne pouvait le lui dépeindre, ne l'ayant pas vu; et qu'elle ne pouvait rien ajouter à ce qu'elle avait dit.

Souvent, dans la suite, on voulut inspirer des craintes à cette personne sur cette vision; mais il n'était pas en son pouvoir de douter de la présence de Notre Seigneur, surtout quand il lui disait: Ne crains point, c'est moi. Ces paroles avaient une force telle, qu'elle ne pouvait en révoquer la vérité en doute. Elle se sentait animée d'un nouveau courage pour servir le divin Maître, et tressaillait d'allégresse d'être en si bonne compagnie. Ayant son Dieu à côté d'elle, il lui était facile de penser habituellement à lui, et voyant qu'il avait constamment les yeux sur elle, elle prenait un soin extrême de ne rien faire qui pût lui déplaire. Lorsqu'elle voulait lui parler, soit dans l'oraison, soit hors de l'oraison, elle le trouvait si près d'elle qu'il ne pouvait pas ne point l'entendre; quant aux paroles du divin Maître, elle ne les entendait pas toutes les fois qu'elle l'aurait souhaité, mais seulement quand c'était nécessaire, et quand elle y pensait le moins. Elle sentait qu'il était à son côté droit, mais par un sentiment bien différent de celui qui nous fait connaître qu'une personne est près de nous. Ce sentiment est si délicat qu'on manque de termes pour l'exprimer; j'ajoute qu'il est beaucoup plus certain que l'autre; les sens peuvent nous tromper lorsqu'ils nous disent qu'une personne est près de nous, mais ce sentiment ne nous trompe point. Les effets qu'il opère dans l'âme, et les trésors dont il l'enrichit sont tels, qu'ils ne sauraient provenir de la mélancolie. La paix dont l'âme jouit est si profonde, son désir de plaire à Dieu, si constant, et son mépris de tout ce qui ne la conduit point à lui, si absolu, que le démon ne peut être l'auteur de si grands biens. La personne dont je parle connut clairement dans la suite que cette vision n'était pas l'ouvrage de l'ennemi du salut, parce que Notre Seigneur se fit connaître à elle plus particulièrement. Parfois, néanmoins, elle éprouvait encore des craintes, et souvent elle se sentait pénétrée de confusion, parce qu'elle ne pouvait comprendre d'où lui arrivait un si grand bonheur. Nous étions tellement unies elle et moi, ou, pour mieux dire, une même chose, qu'il ne se passait rien dans son âme dont je n'eusse connaissance. Ainsi j'en puis parler avec certitude; et vous pouvez croire que tout ce que je vous dirai d'elle est très véritable.

Cette faveur du divin Maître met l'âme dans une grande confusion et une grande humilité, tandis que si c'était un ouvrage du démon, il produirait des effets contraires. L'âme voyant clairement que cette grâce lui vient de Dieu, et qu'aucun effort humain ne pourrait la lui procurer, ne la considère point comme un bien propre, mais uniquement comme un présent de la main du Seigneur. Cette faveur, quoique inférieure à quelques-unes de celles dont j'ai déjà parlé, a ceci de propre: elle donne à l'âme une connaissance particulière de Dieu; le bonheur d'être continuellement dans la compagnie du divin Maître ajoute une extrême tendresse à l'amour qu'elle a pour lui; le désir de s'employer tout entière à son service surpasse celui qui est excité par les autres faveurs; enfin le privilège de le sentir si près d'elle la rend si attentive à lui plaire, qu'elle vit dans une plus grande pureté de conscience. Nous savons sans doute que Dieu est présent à toutes nos actions; mais telle est l'infirmité de notre nature que souvent nous perdons cette vérité de vue. Ici cet oubli est impossible, parce que Notre Seigneur, qui est auprès de l'âme, la rend sans cesse attentive à sa présence; et comme l'âme a presque continuellement un amour actuel pour Celui qu'elle voit ou qu'elle sent près d'elle, elle reçoit beaucoup plus fréquemment les faveurs dont nous avons parlé.

Enfin, les trésors dont cette vision enrichit l'âme montrent l'inestimable prix d'une telle faveur; l'âme en témoigne la plus vive reconnaissance au divin Maître, qui la lui accorde sans qu'elle l'ait pu mériter, et elle ne l'échangerait point contre tous les biens et tous les plaisirs de la terre. Lorsque Notre Seigneur vient à la lui retirer, elle demeure dans une extrême solitude; et quelques efforts qu'elle fasse, elle ne peut recouvrer cette adorable compagnie dont il ne la favorise que quand il lui plaît. Quelquefois aussi dans cette vision intellectuelle l'âme jouit de la présence de quelques saints, et en retire un grand fruit. Que si vous me demandez, mes soeurs, comment, puisque l'on ne voit personne, on sait que c'est Jésus Christ, ou sa glorieuse Mère, ou quelqu'un des saints: je réponds qu'on ne saurait dire ni comprendre de quelle manière on le sait, quoiqu'on ne laisse pas de le savoir très certainement. Quand c'est Dieu lui-même qui nous parle, cela ne paraît pas si étrange; mais de voir un saint qui ne parle point, et que Notre Seigneur n'a, ce me semble, rendu présent à l'âme que pour lui tenir compagnie et l'assister, cela paraît plus merveilleux. Il est d'autres choses spirituelles qu'il n'est pas au pouvoir de l'âme de dire, et par lesquelles elle voit combien notre faiblesse et notre bassesse nous rendent incapables de comprendre les grandeurs de Dieu. Ainsi, les âmes en qui Dieu opère ces grandes merveilles de sa grâce, ne sauraient trop les admirer ni en rendre d'assez vives actions de grâce à Notre Seigneur. Qu'elles le remercient de cet inestimable présent qu'il ne fait point à tout le monde; et qu'elles s'efforcent de rendre à Dieu des services d'autant plus signalés, qu'il leur donne pour cela des secours plus admirables.

L'âme favorisée de cette vision, loin de s'en estimer davantage, croit au contraire qu'il n'est personne au monde dont Dieu ne soit mieux servi , parce qu'à ses yeux nul autre n'est plus obligé qu'elle à s'immoler sans réserve à son service. Ainsi la moindre faute qu'elle commet est un glaive de douleur qui la transperce, et elle a très grande raison de s'affliger de la sorte. Celles d'entre vous, mes filles, que Notre Seigneur conduirait par cette voie, pourront connaître à ces marques que ce n'est ni une tromperie du démon ni un jeu de l'imagination. Comme je l'ai dit plus haut, si ce sentiment de la présence de Notre Seigneur était l'ouvrage de l'imagination, il ne durerait pas si longtemps; et s'il venait du démon, il ne laisserait point l'âme dans une si grande paix: cet ennemi de notre salut ne veut ni ne peut nous procurer de si précieux avantages; il ne pense au contraire qu'à exciter dans notre coeur ces dangereuses vapeurs qui nous rempliraient de l'estime de nous-même et de l'opinion que nous valons mieux que les autres. En outre, cette grande union de l'âme avec Dieu, cette application à penser à lui sont si contraires à l'esprit du démon, et lui causeraient un tel dépit, que s'il eût essayé de la tromper par là, il n y reviendrait pas souvent. Enfin, Dieu est trop fidèle pour permettre au démon de tromper une âme dont l'unique désir est de plaire à son Époux, et qui serait prête à donner sa vie pour son honneur et pour sa gloire; il se hâterait de lui découvrir les artifices de l'ennemi.

Mon thème est et sera toujours que pourvu qu'une âme soit pénétrée des sentiments dont je viens de parler, et qui sont un effet de ces grandes faveurs de Dieu, elle est en sûreté; et si Notre Seigneur permet que le démon ose quelquefois la tenter, elle en recevra de l'avantage, et cet esprit malheureux, de la confusion et de la honte. C'est pourquoi, mes filles, si quelqu'une d'entre vous est conduite par cette voie, qu'elle n'ait point de peur. Ce n'est pas qu'il ne soit toujours bon de marcher dans la crainte et de se tenir sur ses gardes. Il ne faut pas non plus que les faveurs que vous recevez vous donnent une si grande confiance en vous-même, que vous veniez à vous négliger; car si elles ne produisaient pas en vous les effets dont j'ai parlé, ce serait un signe qu'elles ne viendraient pas de Dieu.

Il sera bon, dans les commencements, de parler de cette faveur, sous le secret de la confession, à un homme très docte, capable de vous éclairer, ou bien avec un homme éminent dans la spiritualité. S'il faut opter entre un homme médiocrement spirituel et un savant, préférez ce dernier; mais le plus sûr sera de consulter et un théologien très savant, et un homme très spirituel, si vous pouvez le faire. Si l'on vous dit que ce sentiment de la présence de Notre Seigneur n'est qu'un effet de l'imagination, ne vous en troublez pas; car l'imagination ne peut faire ici ni grand bien ni grand mal à votre âme; seulement recommandez-vous à Notre Seigneur, et suppliez-le de ne pas permettre que vous soyez trompée. Si l'on vous dit que c'est un artifice du démon, ce sera pour vous un plus grand sujet de peine; mais je ne pense pas qu'un homme vraiment savant puisse vous le dire, lorsqu'il verra en vous les effets dont j'ai parlé; et quand il vous le dirait, je tiens pour certain que Notre Seigneur, qui marche à côté de vous, vous consolera, vous rassurera, et qu'il éclairera même ce savant, afin qu'il vous fasse part de ses lumières. Si celui que vous consultez est homme d'oraison, mais étranger à ces faveurs, il s'effrayera soudain de ce que vous lui direz, et il ne manquera pas de le condamner. C'est pourquoi le meilleur, à mon avis, est de vous adresser à quelque homme très savant, et tout ensemble, s'il se peut, très versé dans les choses spirituelles. Et bien que la vertu de la personne qui reçoit ces grâces fasse juger à la prieure qu'il n'y a rien à appréhender, elle sera néanmoins obligée en conscience, tant pour la sûreté de cette soeur que pour la sienne propre, de lui permettre cette communication. Mais après avoir pris l'avis d'hommes si capables, cette âme doit se tenir en repos, et n'en plus parler à qui que ce soit. Car quelquefois il arrive que, sans qu'il y ait sujet de craindre, le démon inspire des appréhensions si vives, que l'on voudrait, pour se soulager de ses peines, les communiquer encore. Et s'il se rencontre que le confesseur soit un homme timide et de peu d'expérience, lui-même y portera cette personne. Et qu'en résultera-t-il c'est que des choses qui doivent être tenues secrètes venant à être connues du public, cette pauvre âme se voit persécutée et tourmentée de bien des manières; et dans les temps où nous vivons, cela pourrait nuire beaucoup à tout l'ordre.

Voilà pourquoi l'on doit en ceci se conduire avec beaucoup de prudence; je fais surtout cette recommandation aux prieures. J'ajoute qu'elles ne doivent point s'imaginer qu'une soeur, par cela même qu'elle est favorisée de ces grâces, soit meilleure que les autres; Notre Seigneur conduit chaque âme selon son besoin particulier. Ces grâces, j'en conviens, peuvent porter les personnes à une très grande perfection si elles y répondent par leurs oeuvres ; mais comme il arrive quelquefois que Dieu conduit les plus faibles par ce chemin, c'est principalement la vertu qu'il faut considérer, et tenir pour les plus saintes celles qui sont les plus mortifiées, les plus humbles, et qui servent Dieu avec une plus grande pureté de conscience. Cela ne suffit pas néanmoins pour porter un jugement assuré sur les âmes; il ne nous sera donné de les connaître à fond qu'au jour où le Juge, qui est la vérité même, donnera à chacun selon ses mérites; et nous verrons alors avec étonnement combien ses jugements sont différents des nôtres ici-bas. Qu'il soit loué dans les siècles des siècles! Ainsi soit-il.


Le Château intérieur, VI Demeures - CHAPITRE VI